La Peste (6)

Chapitre 2

1

Le Pèlerin fréquentait les voleurs au cimetière Lazarevskoe de Moscou 1 avec son copain Vassili, « Vassia », qui avait le même age.

Vassili que sa mère appelait « mon chaton » était déjà en 5e2. C’était un bon élève. Son père occupait une fonction importante au raïkom3 et sa mère était institutrice. Il était fils unique et ses parents l’adoraient. Son père était très occupé, participait à des réunions, à des conseils, faisait des discours. Il avait éduqué son fils en lui expliquant que lui même avait lutté pour une vie meilleure et plus juste pour tous les hommes sur la terre.

A la maison il y avait tout ce qu’il fallait ce qui n’était pas le cas chez les camarades de Vassia. Il en conclut que les biens matériels et la vie meilleure étaient destinés à ceux qui, comme son père, avaient lutté pour les avoir mais qu’en ce qui concerne « tous les hommes sur la terre » il faudrait sans doute attendre encore un peu.

Si le jeune Pèlerin s’était intéressé à la vie des voleurs ce n’est pas parce qu’il était pauvre, même si, comme chacun sait, la pauvreté est une belle saloperie, mais parce qu’il aimait vagabonder et le quartier de Marina Rochtcha était à l’époque un haut lieu de la pègre moscovite. Les voleurs ne l’avaient pas encouragé à les rejoindre, mais puisqu’il restait avec eux – ils ne l’avaient pas repoussé.

Avec Vassia c’était différent. Un voleur avait remarqué que cet adolescent était intelligent et sûr de lui. Il en imposait aussi parce que son père occupait un poste important. Vassili ne pensait guère à son destin mais un beau jour il s’imposa à lui sous les traits d’une belle jeune fille, appelée Lialia. Ils avaient fait connaissance au cinéma. Vassia aimait bien les remarques qu’elle faisait. Elle savait pas mal de choses, sans doute parce qu’elle avait deux ans de plus que Vassia ce qui lui plut beaucoup. Le soir, après avoir fait ses devoirs, Vassia la rejoignait et ils allaient danser au parc où jouait un orchestre. Lialia dansait très bien et c’est elle qui lui appris à danser. Ils dansaient au milieu des adultes. Vassia adorait les cheveux ébouriffés de Lialia. Le soir, il la raccompagnait chez elle mais n’osait pas l’embrasser.

Il aimait beaucoup cette façon qu’elle avait de se moquer de la bêtise, l’arrogance, l’hypocrisie car cela la faisait paraître plus indépendante, plus libre, plus naturelle.

Lialia n’allait pas à l’école. Elle avait déclaré tout de go qu’une jeune fille, si elle est belle et si elle n’a pas peur de rester célibataire, n’a pas besoin d’aller à l’école et que de toute façon elle préférait être libre et n’avait pas l’intention de se marier. Vassia se rappela que son père s’était moqué de sa mère parce qu’elle aussi, quand elle était adolescente, avait affirmé qu’elle ne se marierait jamais. C’est pourquoi Vassia ne réagit guère aux déclarations de Lialia.

Ils considéraient les hypocrites et les vantards comme des imbéciles. Mais elle lui fit remarquer que ces imbéciles, dont ils se moquaient, vivaient en fait bien mieux qu’eux-mêmes. Lialia expliqua que les imbéciles vivent mieux parce qu’ils savent s’adapter. Lialia lui demanda si l’on vivait bien chez lui car elle voulait déterminer si ses parents étaient des idiots ou des personnes intelligentes. Vassia assura que sa mère était intelligente puisqu’elle enseignait les sciences naturelles et que son père n’était pas bête non plus puisqu’il avait un bon poste.

Lialia lui demanda s’il y avait des livres chez lui et s’il avait lu « Bel Ami », dont elle ne se rappelait plus l’auteur. Vassia ne l’avait pas lu et répondit que son père n’avait que des livres politiques : Lénine, Staline et Marx et que sa mère n’avait que des livres de classe qui parlaient de molécules et de plantes. Alors Lialia lui expliqua qu’à son avis les imbéciles n’étaient que des lèches-bottes qui ne connaissaient rien à la vie, ne s’intéressaient à rien et essayaient seulement de se faire bien voir.

Les remarques de Lialia faisaient mouche et Vassia se rendit compte qu’en fait ses parents ne s’intéressaient à rien qu’ils ne lisaient que des livres utiles à leur profession que lui-même trouvait très ennuyeux.

-Le pauvre est pauvre parce qu’il est honnête, disait Lialia. S’il agit mal – il rougit. Les bandits ne rougissent jamais. Ils palissent mais ne rougissent pas.

Vassia se demandait d’où Lialia tenait toute sa science. Elle refusa de le lui dire. Peu importe, pensa Vassia, convaincu que Lialia était bien l’amie qui lui fallait. Très vite il compris qu’elle n’avait en fait aucune envie d’aller danser ou d’aller au cinéma et qu’elle préférait sortir avec ses amis qu’elle lui présenta et qui l’accueillirent très aimablement.

Les amis de Lialia étaient très sympathiques. Ils se réunissaient, discutaient, jouaient de la guitare et parfois on dansait. Mais il y avait quelque chose de mystérieux que Vassia n’arrivait pas encore à comprendre et qui l’attirait. Au contact des amis de Lialia, Vassia compris que la vie quotidienne, le travail, le patriotisme, le tramway le matin pour aller au boulot, la foule qui piétine, la peur d’arriver en retard et d’être arrêté, les samedis communistes4 – tout ce dont on lui rebattait les oreilles était en fait d’un profond ennui.

(…)

Les amis de Lialia parlaient parfois de personnages importants du gouvernement ou du parti et les présentaient comme de fieffés crétins. Petit à petit Vassia en vint à penser qu’il avait vraiment eu de la chance d’être admis dans ce cercle de gens, intelligents, indépendants, spirituels. Font-ils partie d’une société secrète ? Sont-ils des « comploteurs » ?, se demandait-il.

Si le Pèlerin qui avait grandit à Marina Rochtcha, avait tout de suite compris quel genre de « comploteurs » il s’était mis à fréquenter, pour Vassia qui avait grandit dans une « bonne » famille, ce n’était pas évident.

Au contact des « comploteurs » il compris la différence entre la propagande officielle et la vie réelle : il suffisait de comparer les revenus d’un membre du parti avec ceux de quelqu’un qui n’y était pas. Alors, y a-t-il une once de vérité dans ce qu’on lui raconte à l’école et aux jeunesses communistes ? Et pourquoi son père et sa mère ont-ils accès à des produits que d’autres ne voient jamais ?

Que ses parents osent lui dire maintenant qu’ils travaillent pour construire « un avenir radieux » ! Fichus menteurs ! Ils trompent tout le monde et se dupent eux-mêmes pour obtenir de nouveaux privilèges de caste et … « que vive le camarade Staline ».

1Construit en 1750 à Marina Rochtcha « pour les pauvres ». Détruit en 1937.

2En Russie à l’école, les classes sont numérotées en ordre croissant. La 10e correspond à la Terminale française.

3Comité de quartie

4les samedis communiste subbotniki de subbota= samedi) durant lesquels des « volontaires » travaillent bénévolement

A suivre

This entry was posted in Feuilleton, Inédits, Romans and tagged , , , , , . Bookmark the permalink.

Comments are closed.