La Peste (8)

Avant la deuxième guerre mondiale, le Pèlerin a été emprisonné plusieurs fois. Pendant la guerre il a été envoyé au front dans un bataillon disciplinaire. Après la victoire sur l’Allemagne nazie il a renoué avec sa profession de voleur et il a de nouveau été arrêté.

Nous le retrouvons dans un train de prisonniers, en route vers un camp de concentration.


Chapitre sept

1

Les trains spéciaux pour le transport des «zeks»1 n’étaient pas réguliers et, avant d’arriver à destination, les zeks passaient parfois plusieurs semaines dans des prisons de transit.

Elles étaient pleines à craquer et seuls les plus chanceux arrivaient à trouver une place, soit sur un lit en planche, soit par terre. L’ennui était terrible et les cellules étaient envahies de mouches. Pour passer le temps, les prisonniers les attrapaient. Ils avaient défini des « normes » d’extermination. En fin de journée les mouches abattues étaient présentés à une « commission de contrôle », qui vérifiait si les dites « normes » avaient bien été respectées. C’était toujours mieux que de ne rien faire.

Dans une de ces prisons de transit il y avait tellement de prisonniers qu’il n’était même plus possible d’attraper les mouches. Le Pèlerin et d’autres détenus s’installèrent sous des lits en planche. C’était sombre mais c’était l’unique façon d’avoir un peu de place.

Quand on fit entrer les prisonniers dans la cellule, le Pèlerin était parmi les derniers. Or, un zek doit absolument savoir bien se placer. Quand on fait sortir les prisonniers il vaut mieux être en tête et y rester pour pouvoir occuper rapidement la meilleure place là où l’on vous aura conduit. Mais quand on vous emmène travailler il vaut mieux rester en arrière dans l’espoir qu’il n’y aura plus de travail quand votre tour viendra.

Le Pèlerin se réveilla en pleine nuit avec une lourdeur oppressante dans son «organe central » et c’est précisément au moment où il se libérait de cette tension qu’il entendit un murmure :

- Mais pourquoi tu fais ça ! Fais le plutôt en moi, dit quelqu’un avec des notes de reproches dans la voix.

- Qui es-tu ?, demanda le Pèlerin en distinguant dans le noir une silhouette amaigrie dans une veste en lambeaux.

- Je suis la bella dona, annonça la silhouette d’un voix rauque.

Au matin il regarda plus attentivement celui qui lui avait proposé un peu de tendresse et aperçut un cul décharné, un visage osseux mal rasé, un nez épais, une grande bouche couverte de plaies … tu parles d’un plaisir !

Pendant le trajet jusqu’à Rechoty (en Sibérie, dans la région de Krasnoiarsk) le Pèlerin eu tout le loisir de compter quelque vingt mille mouches. A l’arrivé on lui donna un coup de pied au cul pour le faire sortir plus vite. Le comité d’accueil n’avait pas prévu de fleurs mais le ton fut somme toute cordial.

- Assis, les « souki »2 !

Dans la mesure ou les prisonniers n’étaient pas très nombreux, des kapos avaient été réquisitionnés pour les accueillir. C’était la première fois que le Pèlerin en voyait. Mor (un vieux voleur dans la loi, jouissant d’une certaine autorité) lui dit que ces kapos étaient plus féroces que des assassins.

Le Pèlerin fut le seul à être envoyé au cachot. Il ne comprit pas pourquoi. Il y passa trois jours. Sans doute parce que l’administration du camp n’avait pas su où l’envoyer : avec les « soukis » ou avec les voleurs dans la loi ? Avec les « Chaperons rouges4 » ou avec les « Polonais5» ? Le Pèlerin devait absolument s’y retrouver dans toutes ces catégories car la guerre était proche. La deuxième guerre mondiale était terminée mais une autre guerre allait être déclarée entre les criminels de l’Urss. On l’appellerait plus tard la « guerre des soukis » où la « guerre des voleurs ».

Ce fut un vrai massacre et Guttalinchtchik6 en est sans doute à l’origine. Un jour qu’il était de bonne humeur, il décida d’abolir la peine de mort7. Certains voleurs, expliquent que cette décision était en fait d’une extrême perfidie car elle était dirigée avant tout contre eux. La peine de mort avait été appliquée en priorité aux prisonniers politiques c’est-à-dire à des honnêtes gens, si tant est que cela puisse exister en Urss. Du point de vue des voleurs, les politiques se faisaient fusilier en raison de leur appartenance au Parti, ou de leur intelligence, ou de leur éducation, ou parce qu’ils voulaient combattre pour un monde meilleur. Mais de toute façon les voleurs n’étaient pas concernés : ils ne s’opposaient nullement au pouvoir communiste et il n’y avait donc pas lieu de les anéantir. On ne les jugeait pas pour des raisons politiques. Ce n’étaient ni des traîtres, ni des agitateurs. Mais… c’étaient des concurrents ! Ils arnaquaient les braves gens, alors que ceci aurait du être le monopole du pouvoir communiste. En abolissant la peine de mort Guttalinchtchik a donc permis les massacres de la « guerre de soukis » tout en montrant qu’en Urss les criminels s’anéantissaient eux-mêmes.

2 Суки = pluriel de cукa, la chienne ou la salope, désigne dans l’argot des criminels un bandit qui contrairement aux voleurs dans la loi, accepte de  collaborer avec les autorités.

4 красная шапочка - une des catégories de voleurs apparue au début des années 40 et composée essentiellement d’anciens militaires. Leur nom vient sans doute du bandeau rouge entourant les casquettes des officiers. Les bandits n’en voulaient pas avec eux dans les camps et ils formèrent donc un nouveau groupe..

5польский вор = voleur polonais : un voleur qui n’appartient ni aux « soukis », ni aux voleurs dans la loi

6Un des surnoms de Staline. Guttalinchtchik vient de Guttalin, une marque de cirage. Le père de Staline était cordonnier.

7Elle fut abolie de 1947 à 1950

A suivre

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