La Peste (9)

2

A cette époque parmi les voleurs courrait une rumeur selon laquelle Lénine aurait écrit ou dit que le monde des voleurs s’anéantirait de lui-même.

En fait personne n’en savait rien parce qu’en Urss il est impossible de trouver un voleur qui ait lu ne serait-ce que quelques lignes des œuvres de Lénine.

Mais de son côté le « Ministère du lavage des cerveaux »1 semblait quand même attendre depuis longtemps que cela se produise. Et le miracle a effectivement eu lieu : la peine de mort fut abolie et l’auto-destruction du monde du crime pu commencer. Tuer était autorisé – les meurtres n’étaient pas punis. En fait, une peine de 25 ans de camp était prévue pour un meurtre mais pour un voleur digne de ce nom ce n’était rien car la loi des voleurs stipulait qu’ils devaient profiter de la moindre occasion pour tenter de s’évader.

L’apparition des « souki » et des différentes « castes »2 de voleurs suivit plus ou moins le schéma le suivant. Certains voleurs refusèrent de respecter la loi des voleurs et furent condamnés à mort par ceux qui la respectaient à la lettre (les fameux « voleurs dans la loi »). Pour échapper à la mort ils changeaient fréquemment de lieux de résidence et de surnom, mais tôt ou tard ils étaient démasqués et abattus. Comment arrivait-on à les démasquer ? Grâce à la mémoire des voleurs les plus respectés, considérés en quelque sorte comme des « parrains »3 .

Les « parrains » connaissaient la plupart des voleurs renommés et jouaient pour cette raison le rôle de bureau d’information. Ils gardaient en mémoire tous les événements qui avaient marqué, au fil des ans, la vie des voleurs dans tout le pays. Un peu comme ces vieux aristocrates qui connaissent sur le bout des doigts les arbres généalogiques des principales familles de la noblesse. Si l’on demandait à « un parrain » en quelle année avait eu lieu la révolution d’octobre, il n’était pas sur qu’il sache répondre. Mais en revanche il savait tout des principaux voleurs de St Petersbourg, Moscou, Tachkent ou Rostov. Ils connaissait le surnom de chacun, en quel année celui-ci était devenu « voleur dans la loi », avait-il ou non renié la loi pour devenir « souka » ? Il le savait aussi et il connaissait aussi les particularités de chacun : pourquoi celui-ci avait-il reçu tel surnom ? Pourquoi celui-la donnait-il les cartes à jouer de telle manière ?

Ainsi, rien n’échappe à la mémoire visuelle des « parrains ». En fait cela n’a rien d’étonnant car c’est de ça qu’est faite leur vie quotidienne. En plus les voleurs aiment tant se faire remarquer, ne serait-ce que par les tatouages dont leur corps est parfois couvert4. Et c’est pourquoi il n’était finalement pas très difficile de retrouver l’itinéraire d’un voleur en fuite.

Mais les « souki » commencèrent eux-aussi à se regrouper pour former leur propre « caste ». Et dans l’Institut du lavage des cerveaux ils devaient faire attention à ne pas se retrouver avec les voleurs dans la loi car dans le cas contraire leur sort était rapidement réglé. L’inverse était tout aussi vrai et c’est pourquoi les voleurs dans la loi exigeaient d’être isolés des « soukis ». Et si les deux « corporations » se retrouvaient face à face, inévitablement le sang était versé.

Dans les prisons les diverses « castes » n’étaient jamais détenues dans des cellules communes et il en allait de même dans les camps de concentration.

De nouvelles « castes » firent leur apparition et à chaque fois il fallut les isoler les unes des autres. L’administration pénitentiaire en attrapait des maux de tête. Les « soukis » établirent leurs propres règles auxquelles aussitôt certains refusèrent de se soumettre et on les appela les « voleurs Polonais » . A leur tour « les Polonais » édictèrent des lois que certains ne respectèrent pas et on appela ceux-la les « Sans-limites » qui eux aussi formulèrent leur propre code.

3

Les baraquements pour les zeks en transit étaient séparés du reste du camp par des clôtures. Le camp était peuplé essentiellement de Caucasiens : des Tchétchènes, des Ossètes et beaucoup de Géorgiens. Ce n’étaient pas des droits communs mais des intellectuels, des employés de bureaux, des ouvriers. Apparemment les autorités avaient estimé que leur cerveau devait être « lavés » et ici, à Rechoty, le « lavage » se faisait par la construction d’une gigantesque ligne de chemin de fer appelé BAM, c’est-à-dire la Magistrale Baikal-Amour, destinée à doubler le Transsibérien.5 Le long de la ligne il fallait aussi construire des villages pour les brigades des jeunes communistes et autres stakhanovistes qui viendraient plus tard remplacer les zeks.

Le Pèlerin était encore au cachot mais il n’était pas entièrement isolé. Il pouvait de temps en temps bavarder avec le médecin du camp qui lui expliqua que les autorités avaient recours à des Caucasiens pour construire la ligne de chemin de fer car ils étaient réputés en Urss pour travailler un peu mieux (ou un peu moins mal) que les autres tandis que la construction du BAM devait en principe être au niveau des standards internationaux.

Le Pèlerin se demandait où il atterrirait après son séjour au cachot. Avec quelle « caste » allait-il se retrouver ? Il en avait assez de cette « guerre des voleurs » qui commençait juste après la fin de la IIe guerre mondiale. C’était invraisemblable.

Finalement deux surveillants vinrent le chercher.

- Nom ?

- Article6

- Peine ?

- La sortie – quand ?

Comme s’il n’était pas suffisamment clair qu’il serait détenu jusqu’à ce qu’on le libère.

- « Caste » ?

- Travailleur

- Ah, tu es donc un « moujik »7, constatèrent les surveillants. En avant marche !

On le conduisit vers un baraquement destiné aux prisonniers en transit. En s’approchant il entendirent un bruit infernal, accompagné de hurlements, comme si l’on essayait de détruire le baraquement de l’intérieur d’où semblaient vouloir s’échapper des hordes diaboliques. Les surveillants s’arrêtèrent.

-Je vais aller voir de quoi il en retourne, dit l’un des deux. Il revint rapidement et déclara qu’il valait mieux retourner au cachot.

-Les voleurs sont déchaînés, ajouta-t-il.

Ca voulait dire que les voleurs brisaient les portes avec tout ce qui leur tombait sous la main : seaux hygiéniques, chaises, bancs, le tout accompagné d’un flot d’injures.

On reconduisit le Pèlerin au cachot où il dut attendre que les voleurs se calment. Que se passait-il ? Pourquoi ce déchaînement ?

On enferma dans le cachot voisin un prisonnier, déchaîné lui aussi, et qui traitait de tous les noms, le Parti communiste de l’Union soviétique et les flics car, disait-il, ils l’avaient privé de sa liberté de parole et de sa liberté de conscience. Il annonça qu’il allait entamer un grève de la faim, puis arracha un clou avec ses dents et se cloua le scrotum au sol. Les surveillants arrachèrent le clou mais le prisonnier menaça quand même de faire la grève de la faim pendant une semaine.

Puis on revint chercher le Pèlerin et on le ramena aux baraquements. Cette fois le calme y était revenu et l’on entendait rien d’autres que les habituelles injures que l’on s’échange entre détenus. On ouvrit une porte et l’on poussa le Pèlerin à l’intérieur. Il se retrouva dans une grande pièce avec une longue table au milieu et des deux côtés des lits superposés en bois. Et sur les lits …

A suivre

1Le Goulag

2масть = mast qui peut signifier :  la robe d’un cheval, l’une des quatre couleurs des cartes à jouer et dans le jargon des prisonniers en Urss, la caste ou catégorie à laquelle appartiennent les criminels de droit commun.

3 паханы

6L’article du code pénal en vertu duquel la sentence a été prononcée.

7 Мужик = moujik : dans l’Empire russe – un simple paysan. Dans les camps soviétiques un détenu qui n’appartient à aucune « caste » de voleurs mais qui est un prisonnier qui connaît bien le code des voleurs et a une certaine expérience des camps.

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