La Route Morte (2)

1. Sur ordre du gouvernement

Aujourd’hui lorsque l’on survole la plaine de Sibérie orientale on ne voit guère d’habitations. Sur des centaines de kilomètres il n’y a ni ville, ni cité, ni village. Et si ces lieux sont déserts, ce n’est nullement par hasard. Les conditions naturelles du grand nord sibérien sont particulièrement inhospitalières. L’hiver, qui dure ici huit mois, sur de vastes étendues, la couverture neigeuse atteint 2 m de haut. A l’horizon le soleil ne se montre pratiquement pas et le thermomètre descend au dessous de moins 50° C tandis que soufflent des vents violents. Pendant les quelques mois d’été, des nuées d’insectes suceurs de sang se jettent sur les hommes et les animaux. Tout autour, à perte de vue, il n’y a que des marais. Les populations indigènes nomades – Nènetses, Selkoupes et Kètes – vivent ici depuis des siècles de pêche et de chasse. Le renne est un animal primordial. Il assure l’alimentation, le chauffage et l’habitat et permet les déplacements sur de vastes étendues désertes. Les terres sont infertiles et toute autre forme de vie semble ici impossible. Même le système simpliste et envahissant du GOULAG stalinien n’a réussi à l’atteindre qu’à la fin des années 1940. La densité de population ne représentait alors qu’un habitant pour 20 km² . Il semblait donc évident que construire dans cette tanière d’ours une voie de chemin de fer permanente ne présentait aucun intérêt. Comment se fait-il alors que pendant quatre ans des centaines de milliers de travailleurs se soient efforcés de réaliser ce projet absurde ?


Après la 2e guerre mondiale, le système soviétique communiste était en plein essor. Auréolée de gloire après sa victoire sur les nazis, le système cherchait à appliquer ce qu’il croyait être ses capacités inouïes. Prête à une nouvelle confrontation avec l’Occident, les dirigeants d’un pays qui en réalité était affamé et à moitié détruit, avaient accordé la priorité au perfectionnement des techniques et stratégies militaires.

L’Urss a mis en œuvre alors de nombreux projets militaires, en particulier la création de missiles à longue portée et le développement particulièrement complexe et coûteux de la bombe atomique. Dans toutes ses entreprises la direction communiste s’appuyait sur la structure du Ministère de l’Intérieur de l’Urss (MVD), dirigé alors par le bourreau stalinien, Lavrenti Beria qui contrôlait à la fois les recherches liées aux projets et l’organisation du travail servile par le biais du GOULAG. L’ensemble gigantesque des camps de prisonniers était devenu à l’époque le principal producteur et entrepreneur de l’Urss, capable de concentrer n’importe où et en un temps record la main d’œuvre suffisante, selon la direction du pays, pour résoudre n’importe quel problème économique.

Confiant dans la réalisation prochaine d’armements atomiques surpuissants, le Politburo stalinien envisageait déjà leur déploiement. Ainsi, le Conseil des Ministres de l’Urss adopta le 4 février 1947 le décret N°228-104 sur la construction au-delà de l’Oural sur les bords de l’Océan arctique d’un important port militaire secret disposant d’un chantier naval et relié par une route. En avril de la même année, sans même attendre l’avis d’experts sur la faisabilité du projet, le Conseil des Ministres adopta un décret sur la construction de routes. Les études et travaux de construction étaient confiés au MVD et à la Direction générale de la route maritime du Nord 1. La décision de créer une énorme base militaire stratégique au fin fond de l’Urss est peut-être due à un complexe d’infériorité de la direction soviétique qui gardait en mémoire la facilité et la rapidité avec lesquelles Hitler était parvenu aux portes de Moscou et les difficultés qui ont suivi pour créer une industrie de défense après l’évacuation. En cas d’offensive, les dirigeants se délectaient sans doute à l’idée de pouvoir frapper depuis l’arrière divers endroits de l’hémisphère nord en utilisant les missiles à longue portée qui à l’époque étaient en préparation.

Il ne s’agit la que de suppositions sur les motifs de la direction de l’Urss. Les raisons véritables de la construction de ce port secret et de cette route, sont vraisemblablement révélées dans les documents du gouvernement de l’époque, mais ils restent secrets et sont inaccessibles aux chercheurs. Toutefois selon un document plus récent - le rapport d’une expédition septentrionale de Piotr Tatarintsev, la nécessité de construire d’une route et un port repose sur des considérations exclusivement pacifiques : les besoins de la région. L’auteur du rapport ne dit pas un mot sur l’objectif poursuivi avec la construction d’un port gigantesque sur la route maritime du Nord dont les eaux sont bloquées par une épaisse couche de gel huit mois par an.


L’hypothèse militaire pour expliquer la construction du port et de la route était très répandue parmi les constructeurs et semble donc hautement vraisemblable. Elle est également confirmée indirectement par le caractère prioritaire et secret attribué à la construction de même que par le financement illimité des travaux. Le gouvernement de l’Urss avait décidé de couvrir les dépenses de construction en fonction des coûts réels c’est-à-dire que toutes les dépenses étaient couvertes. Une telle générosité de la part des dirigeants de l’Urss qui économisaient sur tout ce qui concernait les besoins des citoyens, correspondait exclusivement aux plus importants projets militaires stratégiques comme par exemple la création de la bombe atomique, supervisée, comme pour la « Route Morte », par le MVD.

Quoi qu’il en soit le gouvernement décida de construire le port dans le Golfe de l’Ob près de Mys-Kamenny (le Cap de pierre). En mars 1947 en vertu du décret de février de la même année la direction 502 du GOULAG ( appelée direction générale des camps pour la construction des chemins de fer de l’Arctique -SOULGDS) a commencé la construction d’un tronçon de chemin de fer de 700 km allant de Tchoum, sur la ligne Kotlas-Vorkouta, en direction de Mys Kamenny via Novy Port. Un embranchement était également prévu vers le Sud-Est en direction de Labytnangui sur la rive gauche de l’Ob.

1Glavsevmorpout, chargé de la navigation dans l’Arctique, de l’exploitation des ressources de l’extrême-Nord et de la coordination des approvisionnements et des transports.

A suivre

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