Par Alexandre Shuster
La naissance d’un document est parfois plus intéressante que son contenu. En tout cas il en est ainsi pour un commentaire qu’André Dmitrievitch Sakharov devait écrire. J’avais téléphoné à A.D., comme l’appelaient les dissidents, pour lui demander d’écrire un commentaire sur les recherches que j’avais réalisées avec André Tverdokhlebov en lui expliquant que je comptais l’inclure à mon dossier pour donner plus de poids à ma demande d’entretien avec un représentant du ministère public. A.D. avait accepté et m’avait fixé rendez-vous de bon matin me demandant de lui apporter les commentaires sur mes travaux déjà publiés et de ne pas être en retard.
Je pensais qu’il ne faudrait pas plus d’un quart d’heure à A.D pour rédiger son commentaire et j’avais de grands projets pour le reste de la journée : le temps était splendide et je comptais bien en profiter.
A.D. vint m’ouvrir et je compris au silence qui régnait dans son appartement de deux pièces, très loin des standards académiques, qu’il était seul. Sa femme était en Italie pour soigner ses yeux, ce qui lui donnait pas mal de tracas, et la nombreuse maisonnée, sa belle-fille, son époux et ses enfants, devaient être à la datcha. Il me conduisit dans son bureau qui servait aussi de chambre à coucher. Je sortis les coupures de presse et lui indiquait que j’avais déjà rédigé un brouillon de commentaire.
Le manteau de castorine noir
-Je dois d’abord lire tout ça et ensuite j’écrirai moi-même le commentaire à ma façon, me répondit l’académicien d’un ton sévère. J’espère que vous n’êtes pas pressé Choura ?
A.D. avait à peine commencé à lire la première coupure qu’on sonnait à la porte. Il alla ouvrir et revint aussitôt en compagnie d’une personne en manteau de castorine noir sur un châle en laine. Cet accoutrement ne correspondait nullement à la saison et encore moins à la journée radieuse qui s’annonçait. On avait l’impression que la propriétaire du manteau l’avait découvert au fond d’une malle, bourrée de naphtaline, appartenant à sa grand-mère et l’avait revêtu pour rigoler. A la fin des années 40 et au début des années 50 un tel vêtement témoignait d’une certaine aisance mais au milieu des années 70 ça ressemblait plutôt à un habit d’opérette
Elle déposa une quittance sur le secrétaire derrière lequel nous nous étions attablés et ordonna d’une voix habituée à commander.
-Signez trois fois
Pendant qu’A.D. se rapprochait de la quittance le curieux personnage examina la décoration sans prétention de l’appartement de l’académicien.
Sakharov signa. Sans se retourner elle ordonna de la même voix autoritaire
-Indiquez la date et l’heure de réception.
Elle vérifia attentivement comme si elle voulait s’assurer que la signature n’avait pas été contrefaite puis étala trois télégrammes encore fermés. А.D. la raccompagna à la porte et à son retour décacheta le premier télégramme.
De la part des dissidents
— Ca, c’est de la part des dissidents, déclara-t-il en déposant le télégramme ouvert sur le côté gauche de la table : « Félicitations pour le Prix Nobel », signé A. Volpine.
Je ne me souviens plus du texte exact car j’étais vraiment stupéfait. On parlait depuis longtemps d’une éventuelle candidature d’André Dmitrievitch pour le Nobel de la Paix mais je ne savais pas qu’il l’avait effectivement reçu et j’étais très troublé. Je ne l’avais pas félicité. J’aurais pu acheter des fleurs. Je me sentais vraiment de trop. Alors que je me demandais comment me sortir de ce mauvais pas le lauréat frais émoulu ouvrit le second télégramme qu’il déposa au milieu de la table en déclarant :
- Ca c’est de la part des savants ;
Du coin de l’œil je remarquais la signature. Mors ou peut-être Fichbakh.
Je me souviens plus lequel des deux avait signé dans la mesure où dans mon esprit ils sont associés à la monographie intitulée « Équations de physique mathématique » dont ils sont les auteurs. Ironie du sort c’est ce texte que nous avions utilisé pour nos travaux que A.D. devait commenter.
A.D ouvrit le troisième télégramme et après avoir déclaré « Ca c’est de la part des amis » le rangea du côté droit. Je balbutiais un mélange de félicitations, d’excuses et de reproches d’être arrivé à un aussi mauvais moment.
-Le Prix c’est le Prix et le travail c’est le travail, m’interrompit Sakharov. –Je vais lire tout ça et écrire le commentaire. Mais à ce moment la on sonna de nouveau à la porte.
Un pourboire ?
Et toute la procédure antérieure se répéta sauf que cette fois il y avait plus d’une dizaine de télégrammes. André Dmitrievitch signait soigneusement ajoutant la date et l’heure pendant que la postière et moi nous observions. Elle observait les étagères remplies de livres tandis que j’observais ses chaussures à lacets et semelle cannelée. Des chaussures semblables faisaient partie de l’équipement des fusiliers marins américains et représentaient le rêve inaccessible des touristes. A Moscou elles étaient hors de prix.
A.D. raccompagna la postière jusqu’à la porte et recommença à classer les télégrammes. Chaque pile augmenta de cinq unités mais il ne me révéla pas le sens de son classement. Légèrement hésitant il me demanda :
- Qu’est-ce-que vous en pensez Choura ? Si elle revient, il faudra lui donner un pourboire ?
- A vrai dire je n’en sais rien. Je me souviens plus d’avoir reçu un télégramme. Je me souviens que mes parents donnaient 5 kopeks. Dans les années cinquante ça se faisait. J’imagine que maintenant ça doit correspondre à un rouble. C’est curieux que le téléphone ne sonne pas.
— Curieux, sans doute, mais de toute façon il ne marche pas.
Notre admirable conversation fut interrompue par un autre coup de sonnette.
— Pour l’occasion ils ont installé un bureau de poste en bas de l’immeuble ? plaisantais-je.
— Quand vous êtes arrivé, Choura, vous n’avez pas remarqué une voiture devant l’immeuble ? demanda A.D et sans attendre la réponse alla ouvrir la porte.
Cette fois notre postière arriva avec une grosse pile de télégrammes et avec un sourire forcé donna l’ordre habituel : signature, date, heure.
André Dmitrievitch, docile comme un premier de la classe pris en faute, commença à signer. Il était clair, pour lui comme pour moi, que l’on pouvait renoncer à nos projets. Je plaignais sincèrement l’académicien obligé d’accomplir ce travail idiot et lui proposais:
-André Dmitrievitch, pour aller plus vite, je vais vous aider à signer.
La représentante des autorités postales grimaça mais n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche avant qu’A.D. sans même s’arrêter d’écrire « A.Sakharov, 22.09.75, déclare brusquement :
— Vous signerez, Choura, quand vous aurez reçu le Prix Nobel.
Signer pour avoir reçu des télégrammes de félicitations à l’occasion d’un Prix Nobel ne fait pas partie de ma biographie.
Finalement, André Dimitrievitch termina mais avant de rendre la pile de quittances il déposa dessus un billet de trois roubles qui à cette époque représentait le salaire journalier d’un postier.
— Non, non, je n’en veux pas, déclara-t-elle en battant des mains. Je reçois un salaire pour ça. C’est mon devoir.
— Votre devoir est d’amener au destinataire, un, deux, voire trois télégrammes, insistait André Dmitrievitch mais pas 92. C’est juste de la reconnaissance pour avoir dépasser vos fonctions.
Intéressant, pensais-je, il a compté tous les télégrammes ou seulement la dernière livraison.
La postière ramassa les quittances et le billet de trois rouble et se redressa brusquement comme si elle avait reçu l’ordre « garde à vous » et rapporta :
-Je vous souhaite du bonheur et des succès dans votre vie scientifique, personnelle et sociale.
Elle effectua un demi-tour gauche et marcha au pas jusqu’à la porte. Stupéfait, l’académicien la raccompagna.