Eternels émigrés (suite)

La suite du roman d’Ariane Vassilieva

2
Antigone. – La tante Lialia.- Le restaurant de nuit.- Les enfants et les adultes

Au printemps 1920 les autorités turques décidèrent de répartir les réfugiés qui leur étaient tombés dessus sans crier gare. L’oncle Kostia et la grand-mère furent convoqués et on leur proposa de  déménager à Antigone.
Au mois d’avril, nous –c’est à dire ma grand-mère, ma mère, l’oncle Kostia et nous trois, les enfants – en compagnie d’une vingtaine d’autres familles, chargèrent nos hardes sur un petit bateau qui nous emmena à Antigone. Kolia Malioutine fit le voyage avec nous.

Dans la mer de Marmara, chaude, claire, aussi transparente que l’air, se prélassent au soleil les Iles des Princes que l’on aperçoit depuis Constantinople par beau temps. Certaines ne sont que des rochers, les autres sont peuplées de pêcheurs, turcs ou grecs. L’une d’entre elles s’appelle Antigone. Ce n’est pas une île mais un paradis, couvert de figuiers et de cyprès. Les petites maisons des villages grecs s’enfoncent dans la verdure. Des vignes s’accrochent aux murs de pisé. Depuis des temps immémoriaux l’île abrite un monastère grec. Abandonné des moines, il se dresse sur une colline à l’écart du village. Les anciennes cellules des moines ont été attribuées aux réfugiés russes.

Un beau jour, du minuscule débarcadère jusqu’au village poussiéreux, s’étira une longue file de personnes portant des valises et des baluchons, accompagnés d’enfants plaintifs et affamés. Boitillant au bord du chemin, Kolia Malioutine, lançait ses ordres :
– Hola, hola, un peu de joie ! Allez les gars, on se plaint pas !
La grand-mère porte Tatka et s’essouffle dans la montée. Ses cheveux blancs, échappés de sa coiffure d’habitude très soignée, lui collent au visage.
– Arrivera-t-on un jour à calmer ce garçon insupportable ! marmonne-t-elle.
Madame Malioutine, abandonnée  par son mari a leur arrivée à Constantinople, maigre et dont la lèvre inférieure rappelle celle pendante d’un chameau, se met à glapir :
– Kolka, ma parole, je vais t’arracher toutes tes oreilles !
Mais Kolia s’est déjà caché dans les buissons et l’on entend sa voix :
– Maman, je vais au bord de l’eau !
La grand-mère est à la traîne. Elle pose Tatka par terre. Des gens la dépassent. Lisa, l’infirmière aux yeux gris, qui voyage seule. Elle s’est enfuie de chez elle pour rejoindre un homme d’un certain âge, déjà marié. Mais il est mort du typhus sur l’île grecque de Halki. La famille de l’avocat Olsoufiev. Barbichu, l’avocat a mis son pince nez et porte une redingote élimée. Sa femme, maigrichonne et très débrouillarde, leurs deux filles, très hautaines, beaucoup plus grandes que nous. La vieille Ryjova, soutenue par son fils collégien. Désemparée, elle rouspète dans son manteau qui date de Mathusalem… Le professeur d’Histoire avec sa femme et son fils adolescent. Et d’autres que je ne connais pas : des femmes avec de nouveau-nés, des vielles, des hommes, deux vieillards chenus appuyés sur des canes, un gamin très indépendant qui n’arrête pas d’échapper à sa mère. Il s’enfuit, elle le rattrape et ils rient ensemble, insouciants. Un jeune officier les regarde en souriant, une tunique de marin sans épaulettes posée sur les épaules. Arrivé à la hauteur de la grand-mère, il se baisse, empoigne Tatka et l’emporte plus loin. Ni lui ni sa femme, mère d’un petit garçon, n’ont de bagage à part un baluchon attaché en croix.
Bientôt cette foule bigarrée atteint le sommet de la colline où poussent des cyprès. On aperçoit le portail du monastère et derrière, la maison d’un étage qui nous a été attribuée.
Une maison affreuse avec une partie en pierre et l’autre en bois. On avait l’impression qu’elles avaient été construites chacune de leur côté puis amenées ici pour y être assemblées. On nous attribua trois chambres au rez-de-chaussée, en fait trois anciennes cellules.
Après l’exiguïté que nous avions connue à Constantinople nous appréciions cet espace vital étendu même si l’on tenait à peine à deux dans la minuscule cuisine. On ne dormait plus par terre mais dans des vrais lits avec des matelas à ressorts, passablement affaissés, il est vrai. Mais l’oncle Kostia les retendit et on pu dormir plus à l’aise.

Le printemps s’épanouit doucement. On ne pouvait pas regarder la mer tellement elle brillait sous un ciel sans nuage. Et deux semaines après notre arrivée nous avons vécu un immense bonheur : tante Lialia avait réussi à nous retrouver et nous avait rejoint.
Nous jouions tous les trois dans la plus grande de nos chambres quand brusquement la porte s’ouvrit avec fracas et une femme fit irruption. Une étrangère en tailleur bleu à col marin.  Elle était petite, le visage très pâle, le regard fou. Tatka se mit à crier. La femme tomba à genoux (nous étions assis par terre) et nous prit tous les trois dans ses bras et se mit à nous couvrir de baisers.
Tatka la repoussait en pleurant mais Pétia la reconnu tout de suite et répétait au bord de l’extase.
– Maman, maman, maman ! Notre petite maman est arrivée !
Alors Tatka s’enhardit et demanda à travers les larmes :
– Tu es vraiment ma maman ? Puis, se serrant contre elle elle lui murmura à l’oreille : Où étais-tu pendant si longtemps ? Pendant que tu n’étais pas là le grand-père est mort.

Restituer l’intégralité des pérégrinations de la tante est désormais. Elle avait enterré son mari, Alexis Antonovitch. Elle avait donné à un loquedu quelconque une croix de baptême et celui-ci l’avait aidé à déterrer son mari, massacré à coups de sabre. Elle avait fait dire une messe à sa mémoire de nuit dans une petite église près d’Odessa. Comment avait-elle appris que nous étions en Turquie ? Pour moi cela reste un mystère. Elle avait passé la frontière en Roumanie. Il est possible que quelqu’un l’ait aidée. En Roumanie elle avait réussi à atteindre la mission française et les Français avaient fait passer notre persévérante tante jusqu’à Constantinople. Le soir nous entendions des bribes de ses récits sans fin : je suppliais…je n’avais plus un sou… on était tombé dans une fusillade… un cauchemar…

Nous n’en pouvions plus de tout ces cauchemars. Le soleil brillait, le bord de l’eau était parsemé de petites pierres multicolores que l’on pouvait ramasser à la pelle. L’herbe était haute et soyeuse, et nous avions une foule de compagnons de jeux.
Après le retour de tante Lialia la vie fut plus facile. La tante était plus solide que ma mère. Elle accepta tout de suite la proposition de l’oncle Kostia de travailler comme serveuse.  La tête froide, elle avait bien évalué la situation à Constantinople
– Pourquoi ne veux-tu pas ? demanda-t-elle surprise à ma mère.
Nous étions là quand elles discutaient.
– Je ne sais pas, cela me fait peur, répondait ma mère en baissant les yeux.
– Elle a peur des clients, peur d’être importunée, expliqua l’oncle Kostia, en regardant ses mains abimées.
– Ca n’a pas de sens, s’indigna la tante. Si tu te tiens bien, personne ne va t’importuner.
- Pas sûr, répliqua doucement l’oncle Kostia en regardant ma mère d’un air coupable. La tante soupira, pris ma mère par les épaules et commença à la bercer de droite à gauche.
– Ma pauvre, mais que pouvons-nous y faire ? On ne va quand même pas se laisser mourir de faim ? Prépare-toi. Demain matin on prendra le bateau, on ira en ville, on trouvera un travail et on gagnera un tas d’argent. Pas vrai ? La tante se pencha en avant pour regarder ma mère dans les yeux :
- Ne pleure pas, petite sotte. C’est temporaire, c’est pas pour toujours. On y arrivera. Tu feras encore du théâtre, on y arrivera.
- Tu crois ? répondit ma mère en larmes.
– J’en suis sûre. Ca ne peut pas durer toujours.
Tante Lialia nous regarda du coin de l’œil.
– J’en crois pas mes yeux ! Regardez-moi ça ! Ils sont là, bouche bée à nous écouter…
L’oncle Kostia se rendant compte de notre présence, fit la grimace.
– Allez, ouste ! Y a du laisser-aller !
Faisant semblant d’avoir peur nous nous précipitâmes dans la chambre à côté. Mais l’image m’est restée dans la mémoire : l’oncle qui veut faire croire qu’il est fâché et les deux sœurs enlacées.

Ils étaient tellement différents. La tante Lialia, impétueuse, habile, le visage ouvert, les sourcils bien dessinés, des yeux clairs, perçants, le regard rapide, intelligent. Elle avait les cheveux coupés courts, les pointes légèrement bouclées. Elle aurait pu être une belle femme, tout simplement, mais elle était en même temps autoritaire et se fixait toujours un but précis. Elle avait conservé une taille fine et des gestes enfantins.
Ma mère, au contraire, s’était arrondie. Elle était grande, un port théâtral, très étudié qui lui donnait un air orgueilleux au point de pouvoir passer pour une femme de tête. Mais il suffisait de l’appeler et qu’elle tourne vers vous son doux visage aux traits incroyablement réguliers, couronné d’une tresse dorée, pour se rendre aussitôt compte de sa faiblesse intérieure tandis que le regard de ses yeux gris, semblait dire : « prenez-moi par la main et faites moi sortir de cet enfer et épargnez d’avoir à prendre des décisions ».
Et tante Lialia la pris par la main et l’emmena le lendemain à Constantinople où un restaurant russe les engagea –le médecin et l’artiste-  comme serveuses sur recommandation expresse de l’oncle Kostia.
Désormais il fallait se lever de bonne heure et rentrer tard et même parfois ne pas rentrer du tout quand c’était leur tour de travailler la nuit. Le restaurant était ouvert 24 heures sur 24. La grand-mère n’aimait pas cela et disait souvent à son fils :
– Débrouille-toi Kostia pour qu’on ne fasse pas du mal à Lialia et Nadia.
Mais bientôt plus personne ne pu surveiller ma mère et ma tante. L’oncle Kostia avait trouvé un travail mieux payé : pêcher avec des pêcheurs grecs.

Au milieu de l’été, notre famille s’agrandit. Comme un colis postal – je ne plaisante pas- on nous envoya de Finlande, Marina, l’unique enfant de notre oncle.
Au début de la guerre civile l’épouse de l’oncle Kostia, Olga Pavlovna, était en visite chez des parents en Finlande. Quand tout a commencé, la pauvre femme, morte d’inquiétude, tenta de rentrer en Russie mais ses parents en Finlande la persuadèrent de leur laisser l’enfant jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse. Elle accepta, partit toute seule et disparut. Personne n’a jamais su ce qui lui était arrivé ni où elle avait disparu et elle est sans doute morte.
L’oncle Kostia écrivit en Finlande et les parents de sa femme ne trouvèrent rien de mieux que d’envoyer sa fille, une enfant de 5 ans, à Constantinople puis à Antigone, par l’intermédiaire d’un compagnie postale, en passant par la Pologne et la Roumanie.
Et un beau jour, vers midi quand la vie dans l’île tourne au ralenti et que chacun s’efforce de trouver un peu d’ombre, un inconnu a amené une petite fille chez nous en la tenant cérémonieusement par la main. Il parle français et demande poliment s’il est bien arrivé au bon endroit puis demande à la grand-mère de signer des papiers et, encore plus poliment prend congé et s’en va.
Un doigt dans la bouche, un geste qui chez elle signifie le degré suprême d’étonnement, Tatka, en culotte, le ventre sale, contemple en silence la merveille qui a fait son apparition dans nos pénates.  Pétia et moi, nous nous tenons à côté. Pétia en culotte courte à bretelles, les cheveux longs comme un petit gars de la campagne, frotte le parquet rugueux avec son gros orteil comme s’il voulait le perforer. Il a les yeux grands ouverts et la bouche aussi oubliant le trou qui a pris la place d’une de ses dents de lait.
Et moi, habillée d’une robe à la russe, j’ai une envie irrésistible de rire mais je n’ose pas. Je sers les lèvres de toutes mes forces et essaie de comprendre qui est cette petite fille. Elle nous regarde d’un air ennuyé. Elle porte une longue robe en laine et des mitaines en dentelle. Elle est coiffée d’une capeline blanche à large bord, sur les épaules une pèlerine en dentelle avec des cordons terminés par des pompons, à ses pieds, un minuscule sac de voyage sur lequel repose une ombrelle en dentelles à volants.
Lentement, comme dans un rêve la grand-mère se met à genoux devant cette étrange  demoiselle qui disparait avec ses gants et sa pèlerine dans sa vaste étreinte.
Et la demoiselle déclare d’une curieuse voix de basse ;
– Grand-mère je suis arrivé, occupe toi de moi.
Et la grand-mère s’en occupa.
Le lendemain dans une robe à la russe délavée, semblable à la mienne, Marina, pieds nus courrait à travers l’île, oubliant pour toujours son ombrelle et ses mitaines. Ses grosses nattes souples, que je lui enviais en secret, sautaient derrière elle.
Nous l’avons d’abord emmenée voir la mer qui était calme, ce qui n’a pas empêché Tatka de nous mettre en grade :
– Faut passe baigner, sinon j’le dirai à grand-mère.
– Qu’est-ce que tu diras, qu’est-ce-que tu diras, criait Pétia. Cafteuse ! Personne n’a l’intention de ce baigner.
– C’est heureux, répondit-elle d’un air important, imitant la grand-mère.
Elle s’asseyait à l’ombre des rochers sur les galets tout chauds et cherchait des pierres de couleurs en parlant toute seule et en oubliant tout le reste. Et nous on se déshabillait et on entrait dans l’eau « faire trempette » tout en surveillant Madame Renarde, comme on appelait Tatka pour la faire enrager.

C’est à cause de moi que l’on avait interdit aux enfants de se baigner sans les parents. Quelque temps avant l’arrivée de Marina j’avais amené au bord de l’eau une bassine en zinc, j’étais monté dedans et commencé à flotter.Je flottais vers le large sans me rendre compte qu’au moindre faux mouvement la bassine se retournerait et je coulerai comme un caillou, forcée d’interrompre la petite chanson que je chantais à propos d’un petit bateau qui fendait gaiment les flots.
A environ 20 m du bord Kolia Malioutine me rattrapa. Il nageait comme un poisson et tout le monde l’enviait. Il me remit à la grand-mère avec la bassine et lui rappela sentencieusement la leçon pour lui rappeler comment surveiller les enfants.
La grand-mère piqua une crise de nerf. Et m’administra une fessée. Le soir ce fut le tour de ma mère. Oh, jamais de sa vie elle n’aurait levé la main sur moi. Elle me pris sur ses genoux, me serra contre elle et me murmura longtemps à l’oreille que ce n’était pas bien de faire de la peine à sa maman alors qu’il y a déjà tellement de malheur et que j’aurais du penser à elle, car qu’aurait-elle fait si je m’étais noyée.
La fessée de la grand-mère ce n’était pas très sérieux et j’avais pleuré pour le principe. Mais là j’ai fait une crise de nerfs. Il fallut avoir recours aux gouttes de valériane de la pharmacie de la tante. La grand-mère versait dans un verre les gouttes d’une fiole sombre tout ne maudissant ma mère pour les méthodes cruelles d’éducation qu’elle appliquait à une enfant déjà très impressionnable.

A partir de ce moment là la grand-mère ne nous interdit plus de jouer avec Kolia Malioutine et à six ans il me prit dans son groupe de natation.
– Aspire ! Gonfle tes joues ! Ne tape pas avec tes jambes, fais comme la grenouille , ordonnait-il.
Les enfants apprirent vite à nager et organisaient des courses le long de la berge sous la surveillance de la solitaire Lisa. Encouragée par les adultes, Lisa mit en place une sorte de jardin d’enfants. Elle rassemblait les enfants, leur lisait des livres, leur apprenait à faire des rondes, réglait les disputes, mouchait les morveux, lavait les plus sales. Lisa avait les joues roses et une longue tresse. Quand elle se penchait sur l’eau la tresse tombait et était trempée. Nous nous précipitions pour l’essorer et en même temps éclabousser Lisa de la tête aux pieds. Lisa nous éclaboussait à son tour en riant.
Pour s’occuper de nous, Lisa recevait des adultes un peu d’argent ou quelques produits et en vivait.

A Antigone je tombais amoureuse de la mer. Elle était particulièrement belle avant le coucher avec ses reflets vermeils et dorés, immobile dans le calme plat, sans la moindre ride, la moindre éclaboussure.
Non loin de notre maison, au bord de l’eau, il y avait un palais abandonné, à moitié détruit. La mer avait recouvert en partie un escalier en marbre jauni qui semblait s’enfoncer dans les profondeurs obscures. Au niveau des premières marches inondées il y avait des nuées de poissons minuscules. Lisa nous y emmenait souvent et nous passions des heures à observer ces petits poissons.

A un kilomètre, dans le village, vivaient les pêcheurs grecs. Nous étions en perpetuel conflit avec leurs enfants. Ils ne nous aimaient pas nous, les étrangers importuns et nous ne les aimions pas non plus. Et en plus ils maltraitaient les animaux.
Il y avait sur l’île de nombreux chiens et chats abandonnés. Les enfants grecs les attrapaient et les brutalisaient. Nous les sauvions et les soignions et bientôt la maison se remplit de chats de toutes les couleurs. On les avait toujours dans les pieds et ils gueulaient comme des putois quand on leur marchait dessus. Excédé, l’oncle Kostia organisa une « exécution » : il les jeta tous par la fenêtre. Il ne leur arriva rien du tout : ils disparurent dans les buissons, sains et saufs mais nous en voulions beaucoup à l’oncle Kostia.

C’est grâce aux chats que commença notre grande amitié avec Tatka. Jusqu’à là elle nous cassait les pieds. Elle avait trois ans et demi, se traînait derrière nous en geignant.
– Donnez-moi la main !
Pétia était devenu costaud à Antigone. Plutôt tranquille auparavant, il chahutait désormais comme les autres garçons. Tantôt il organisait des randonnées risquées de l’autre côté de l’île avec baignade en eaux profondes au milieu des rochers, tantôt il grimpait comme un singe tout en haut d’un arbre et se balançait sur une branche en poussant des cris perçants pour jouer  au peau-rouge. Agée de 6 ans Marina se joignit à nous et suivait à la lettre les instructions de Pétia. J’étais le pendant de mon frère et souvent on nous punissait de la même manière tandis que Tatka s’en tirait toujours à bon compte.C’est pourquoi nous essayions toujours de nous en débarrasser et de filer en la laissant à la grand-mère. Mais la grand-mère avait beaucoup à faire et elle attendait avec impatience que la « bande » parte en balade pour repasser tranquillement ou faire à manger.
– Pétia ! Emmenez Tatka avec vous, nous criait-elle.
Nous devions faire demi-tour de mauvais gré et rassembler ses affaires, son petit sac, sa pelle et ses autres bricoles, et l’emmener elle-même avec son regard de renard et faire bien attention que « le soleil ne chauffe pas trop sa petite tête, que les fourmis ne la piquent pas et que personne ne lui fasse du mal ». Mais après chacun de nos tours pendable l’ingrate grimpait sur les genoux de la grand-mère et lui faisait un compte-rendu.
– Tu sais grand-mère, Pétia et Natacha sont grimpés cueillir des figues, et un Monsieur en robe a crié, crié…
Elle faisait alors des gros yeux et tenait ses mains aux doigts écartés près du visage.
Cela voulait dire que nous avions volé des figues dans le jardin du monastère et qu’un petit pope maigre et ridé viendrait à nouveau se plaindre. Une réussite de Madame Renarde, en un mot.
Les figues étaient notre pâture et notre monnaie d’échange. Contre quelques figues bien mures et bien poisseuses on pouvait avoir une bille, une pièce de dix kopeks, parfaitement inutile, ou un joli chaton. Un beau jour après un savon suite à une nouvelle expédition dans les rochers Pétia, déçu par la vie, décida de me céder son droit d’ainesse pour une assiette de figues. Devant témoins, des enfants torses nus et notre juge arbitre Kolia, il fut déclaré qu’à partir de dorénavant j’étais la sœur aînée et lui le frère cadet.

A suivre…

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