Éternels émigrés (suite)

La suite du roman d‘Ariane Vassilieva

7

La nouvelle maison. -L’école. – La fête. – Surprise

Une petite rue tranquille avec un nom tout aussi tranquille qui invite même au sommeil : la Villa Sommeiller. Une maison d’un étage avec trois chambres, une cuisine, une salle à manger et au premier trois autres chambres. Tout autour, un petit jardin avec des pommiers, une pergola et des buissons de lilas et de jasmins.

Nous étions enfin à l’aise, avec de la place et pour une fois tout le monde était d’accord. Même Sacha qui dès lors fréquenta moins les réunions des anciens de Gallipoli tandis que l’oncle Kostia arrêta de l’appeler Milord ou colonel. Pour ma plus grande joie on m’accorda la petite mansarde car j’étais l’aînée des enfants . La mansarde donnait sur les toits et le soir je pris l’habitude de m’asseoir sur les tuiles pour regarder les étoiles dans une superbe solitude. J’arrangeais ma chambre comme bon me semblait. J’avais reçu un lit à ressorts, une petite table pour les devoirs, une table de nuit et une étagère pour mes livres. On donna un tapis, un peu vieux mais tout à fait convenable. Il n’y avait plus de place pour autre chose, mais cela n’avait pas d’importance.L’important c’était que j’avais une chambre à moi.A l »époque de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse Paris avait été entouré de fortifications. En 1925 il n’en restait plus grand chose mais dans notre coin il y en avait encore : des petites buttes, envahies par l’herbe et quelques arbres. Notre maison était à deux pas des fortifications. Il suffisait d’aller au bout de la rue et de traverser le boulevard Murat. Les fortifications étaient de l’autre côté du boulevard Murat et donnait sur une autre rue qui se trouvait 10 m plus bas. Souvent, comme des moineaux, on s’asseyait en haut du mur les jambes dans le vide. On regardait loin en bas déambuler les gens tout petits  et circuler les automobiles de la taille de petites voitures. Si la grand-mère nous avait vu je pense qu’elle en aurait eu une crise cardiaque. Les fortifications étaient le lieu de rencontre des enfants du voisinage et très rapidement nous eûmes beaucoup d’amis. Des Russes mais surtout des Français qui se moquaient bien de notre origine. On faisait la course, jouait au cerceau, à la corde à sauter, à la marelle. On avait de la place, on se sentait libres et les blessures du monastère guérirent. On les oublia, comme un mauvais rêve.Tout l’été on joua  sur les monticules mais à l’automne il fallut aller à l’école communale.

Et mon supplice commença. Je devais entrer en 6e mais j’étais du niveau de la 9e. Pétia et Marina ont eu plus de chance. Pendant que nous étions au monastère, la tante Lialia s’occupa d’eux. Elle parlait très bien le français et réussi à les préparer convenablement. Tatka devait recommencer depuis le début. Tandis que moi je courais droit à l’échec. J’étais incapable de rattraper des gamins du même âge que moi mais qui avait trois ans d’avance et en plus non pas dans un école russe mais dans une école française. On me mit en 7e.  Et au bout d’un an les instituteurs eurent pitié et me mirent en 8e. A cette époque il existait déjà des lycées russes. Si l’on m’y avait inscrite cela m’aurait évité bien des tourments. J’ignore pour quelles raisons nos parents avaient décidé de nous donner une instruction française. Il avait sans doute pensé que nous n’avions d’autre avenir qu’en France.

J’apprenais par cœur les listes des Louis et des Henri, je recopiais cent fois les textes les plus ennuyeux possibles à propos de la chèvre de Monsieur Seguin et je restais muette lors des leçons d’arithmétiques. Heureusement pour moi, a l’époque, les mathématiques étaient considérées comme une discipline secondaire ce qui tombait bien car je n’avais aucun goût pour les sciences exactes. La nuit je rêvais des maudits verbes irréguliers français tandis que les dynasties, les rois, les cardinaux tournaient dans ma tête en rondes infernales. Et pour corser tout ça je décidai d’apprendre la grammaire russe. Dès que j’avais du temps libre je me mettais à recopier des pages entières de livres russes ou je demandais à Tatka de me les dicter. Elle en faisait aussitôt un jeu. Elle attrapait les vieilles lunettes de la grand-mère et jouait à l’institutrice.

- Eh bien ma chère, êtes vous prête ?, déclarait-elle d’une voix nasillarde.
- Où en étions nous restés la dernière fois? Écrivez : « Je regardai hors du traîneau : tout n’était qu’obscurité et tourmente », elle rejetai le livre et demandait d’une voix normale cette fois,
- C’est quoi la « tourmente« ?
- C’est comme la tempête quand il y a du vent et de la neige.
- Drôle de mot pour une tempête.
Elle poursuivit la dictée jusqu’à « Les chevaux se mirent au pas puis s’arrêtèrent bientôt »et me demanda brusquement :
- Mais dis donc, pourquoi as-tu besoin de ça ?
J’en avais assez et j’appelai Marina. Alors Tatka se vexait. A 9 ans c’est elle qui lisait le mieux. On aurait dit une surdouée. Elle avait eu de la chance. Elle avait toujours été derrière nous et tout lui était tombé tout cuit dans la bouche. Et en plus elle était douée. Elle était même très douée, il n’y avait rien à dire. Elle réussissait même à résoudre mes problèmes. Marina arrivait et le remue-ménage commençait et mes études de russe risquaient de tomber à l’eau. On courait partout derrière Tatka pour lui ôter le livre. Et elle dès qu’elle sentait le danger se rapprocher elle se mettait à hurler en français :
- Ne me touche pas! Ne me touche pas!* (en français dans le texte)
Entendant le bruit, la grand-mère apparaissait, retirait le livre des mains de Tatka et déclarait.
- Assied-toi à ta place, Natacha, je vais te dicter pendant que la soupe cuit. Et vous les filles ne l’embêtez pas, allez jouer dans la cour, il fait beau.
J’étouffais un soupir en entendant parler du beau temps, je m’asseyais et commençais à écrire. Puis la grand-mère corrigeait mes nombreuses et foisonnantes -comme elle disait – fautes. J’en faisait d’autant plus que la grand-mère continuait d’écrire selon l’ancienne orthographe ignorant superbement la réforme introduite en Russie.

A la Villa Sommeiller nous étions à nouveau réunis autour de la grand-mère. C’est elle qui avait impérieusement mise en œuvre une économie stricte et maintenu un style de vie authentiquement russe. Je ne saurais expliquer en quoi cela consistait mais le fait est que certaines de nos connaissances venaient chez nous uniquement pour respirer l’air russe.
La grand-mère nous avait élevé, – nous ses petits enfants – dans le respect des règles de la chrétienté et avait du mal a s’adapter à l’athéisme convaincu de la tante Lialia. Celle ci ne croyait pas en Dieu par principe et n’allait à l’église que par respect pour la grand-mère et parce que c’était la tradition. La tante Lialia disait :
- Mon père non plus ne croyait pas en Dieu mais cela ne l’empêchait pas d’être un honnête homme.

Petit à petit la vie s’arrangeait. Maman et Sacha travaillaient maintenant chez Citroën et gagnaient pas trop mal. L’oncle Kostia qui s’était cassé les reins en déchargeant les wagons avaient obtenu un CAP de chauffeur de taxi comme de nombreux anciens militaires russes. La tante Lialia était appréciée et respectée dans la clinique où elle travaillait. Si elle était de service la nuit, elle restait seule, sans médecin de garde. C’était une marque de confiance mais c’était également très vexant. On lui faisait confiance mais elle n’avait pas le droit d’exercer. Les hommes lui faisaient la cour même si ses reparties cinglantes étaient redoutées. Mais de toute façon ses deux enfants représentaient un sérieux handicaps d’autant qu’ils étaient maladivement jaloux du moindre admirateur.

Au bout d’un an notre garde robe s’était améliorée. Nous n’avions plus honte de sortir dans la rue. Pour les fêtes la table croulait sous les victuailles. A cette époque la France était un pays prospère, les produits étaient incroyablement bon marchés, il y avait de tout.
Pâque était la fête la plus importante de l’émigration russe. On la célébrait somptueusement dans toutes les églises russes. La grand-mère insistait pour que l’on aille à l’église pendant la semaine sainte surtout le jeudi pour la lecture des « Douze Évangiles ». C’était une messe éreintante qui se terminait tard le soir. Pendant la messe les fidèles tenaient une bougie et il fallait ramener à la maison la dernière bougie allumée et c’est avec elle que la grand-mère allumait la veilleuse de l’icône.On mettait la bougie dans un cornet en papier pour la protéger du vent. Les gens sortaient des églises en  prenant garde aux petits cônes de papier brillant d’une lumière dorée. Les Français rencontrés  en chemin s’étonnaient de ces processions de personnes aux visages mystérieusement éclairés d’en-bas. Pétia se révéla le plus inventif. Il avait mis au point un petit lampion pour que le vent n’éteigne pas la petite flamme. Mais Tatka n’y arrivait pas et sa bougie s’éteignait. Elle courrait derrière son frère et quémandait :
- Je veux rallumer ma bougie, Pétiaaa…
Mais il refusait et en plus lui faisait tout un sermon affirmant qu’il était malhonnête de rallumer sa bougie en chemin, qu’il fallait y penser avant et qu’elle n’avait rien dans la tête. Marina et moi nous nous mettions d’accord à l’avance et nous trichions à l’insu de tout le monde. Si sa bougie s’éteignait elle la rallumait à la mienne et vice versa.
Nous allions à la petite église non loin de la Villa Sommeiller pour la sortie de l’épitaphios. Mais la Semaine Sainte était pour tous les Russes l’occasion de se rencontrer à la Rue Daru où se trouve la cathédrale orthodoxe St Alexandre Nevski que le tsar Alexandre III avait fait construire, une merveille à cinq bulbes symbolisant le Christ accompagné des quatre évangélistes.
La grand-mère allait aux mâtines avant tout le monde et assistait au service entier. Nous arrivions beaucoup plus tard quand il n’était déjà pas possible de rentrer à l’intérieur et l’on restait à l’entrée parmi de très nombreux Russes qui tous se connaissaient. Les prêtres habillés de blanc sortaient de la cathédrale en chantant « Le Christ est ressuscité d’entre les morts ». Et tout le monde se souhaitait alors Joyeuse Pâque. Maman et l’oncle Kostia partaient à la recherche de la grand-mère. En général ils la retrouvaient dans une foule de gens âgés qu’elle connaissait depuis la Russie. Et puis on s’en retournait à la maison avec nos invités. Schneider fêtait toujours la Pâque avec nous.

A Noël on décorait un sapin et l’on donnait aux enfants les cadeaux attendus impatiemment et le soir on interrogeait l’avenir. On faisait couler de la cire, on regardait dans l’enfilade infinie créer par deux miroirs face à face, on faisait flotter un petit bateau, fait avec la moitié d’une noix, dans un grand saladier sur les bords duquel on collait des petits bouts de papiers avec les différents souhaits écrits dessus.Ensuite, l’oncle Kostia faisait un théâtre d’ombres et montrait un loup, un aigle, un lapin. Enfin on organisait un carnaval. Chacun se déguisait afin qu’on ne le reconnaisse pas. Et c’est la grand-mère qui devait choisir le meilleur déguisement. La tante Lialia aimait beaucoup se déguiser en gitane pour dire ensuite la bonne aventure. Un jour elle me prédit que je serai astronome et à Tatka qu’elle épouserait Vania Korechkov.Vania Korechkov n’existait pas mais cela ne nous empêcha par d’appeler Tatka Mme Korechkova et elle en été très vexée.

Nous fêtions très joyeusement le Nouvel An. Les enfants avaient la permission de minuit. L’oncle Kostia sonnait les douze coups de minuit sur une grande poêle à frire qui sonnait comme une cloche.
Nous avons passé trois ans à la Villa Sommeiller. Et si l’on me demande si j’ai eu une véritable enfance, sans nuage, je répondrai : oui j’en ai eu une : pendant ces trois années.

Après le mardi gras la grand-mère nous obligeait à nous confesser et à communier. Se préparer pour la confession était toujours très troublant. Nous lui demandions conseil pour savoir de quels péchés il fallait parler et ceux que l’on pouvait omettre. Nous n’avions pas beaucoup de péchés à cette époque. On reprochait à Tatka d’être têtue et de faire la coquette. Elle acceptait le premier défaut mais rejetait le second.
- Quand, dites-moi quand, j’ai fait la coquette ?
Pétia était le principal accusateur.
- Ma chère, disait-il en faisant la révérence devant elle, pas plus tard qu’hier. Qui faisait les yeux doux à Igor Platonitch ? Qui s’est assise élégante comme une gravure de mode, la bouche en cul de poule à faire des mines du coin de l’œil ?
Tatka n’était plus aussi sur d’elle.
- C’est faux. Tu inventes. Je m’en fiche de ton Igor Platonitch. Et en plus il est vieux.
La grand-mère s’en mêlait.
- Arrête Pétia, tu es trop sévère. N’importe quelle femme aime que l’on fasse attention à elle.
La pauvre Tatka était complètement désarçonnée. Rouge comme une pivoine elle criait :
- Tu es dégoûtant Pétka, dégoûtant ! De toute façon je ne le dirai pas au prêtre.
Alors c’est elle qui passait à l’attaque.
- Et toi avec ta manie de la propreté. Pour ouvrir la porte il prend son petit mouchoir et essuie la poignée…
Mais la grand-mère considérait cette manie non pas comme un péché mais comme une lubie.
Mais il n’en avait pas moins un véritable péché. Il était incroyablement jaloux. Jaloux de Tatka vis à vis de sa mère, de moi et de Tatka vis à vis de la grand-mère, et la grand-mère essayait de lui inculquer que la jalousie était un très vilain défaut. Il l’écoutait, soupirait la tête basse. On reprochait à Marina d’être indolente et taciturne et son goût sans borne pour le dessin qui portait préjudice à ses études. A moi, on reprochait mon esprit rêveur et d’être souvent dans la lune. Mais la grand-mère ne voulait pas que l’on parle de l’essentiel de quelque chose que l’on aurait caché à tout le monde. Ça disait-elle c’est l’affaire de chacun vis à vis de sa conscience. Les choses secrètes on ne pouvait les dire qu’au prêtre et lui seul pouvait pardonner les péchés.
Une fois prêts on allait se confesser. Après le pardon des péchés et la communion on rentrait à la maison transfigurés. La maison semblait somnoler et la grand-mère commençait à s’inquiéter se demandant si nous n’étions pas en train de préparer un mauvais tour.

Il reste une photo de cette époque heureuse. Elle est prise sur les marches de la maison. Au centre, la grand-mère en robe noire avec sur le col l’insigne de général du grand-père. Ses cheveux blancs sont ramassé en chignon sur le haut de la tête.De chaque côté, accroupies, la tête sur ses genoux, Marina et Tatka. A gauche de la grand-mère, sur des marches on voit ma mère et moi un peu au dessus d’elle. A notre gauche Sacha. La tante Lialia est debout derrière la grand-mère. A côté d’elle le corpulent Fima. A côté de la tante son fils Pétia, les oreilles décollées et à côté de lui son ami Volodia de Lamotte, descendant d’une famille française qui elle aussi avait fui la révolution, celle de Robespierre.
En regardant cette photo je ne peux pas dire que je sois un monstre mais ce qui est sur c’est que je n’ai pas hérité de la beauté de ma mère. J’ai un nez en patate, des cheveux rares, des sourcils clairs qu’on voit à peine, des bras et des jambes comme des cannes et une robe qui tombe comme sur un cintre. J’étais alors le vilain petit canard et j’avais horreur de me voir sur les photos ou dans la glace. Tout cela me chagrinait. Et j’en revins à l’intention que j’avais eue de quitter ce monde et d’entrer au couvent. Non plus catholique, mais orthodoxe cette fois. Je m’y préparais. Je mettais des chaînes et je m’entourais la taille de fil électrique. Je mettais un sommier  sous mon lit et j’y installait une cellule monacale. Je dormais sur le tissu métallique recouverte d’un drap. C’était dur et j’avais froid mais je tenais bon. Il faisait nuit noir dans ma « cellule » car j’avais rabattu jusqu’au sol la couverture du lit.Dans la « cellule » j’allumais un bougie et je me prosternais devant l’icône que j’avais placée sur une pile de livres qui n’étaient pas religieux.C’est la bougie qui me trahit. Maman l’avait remarquée. Elle s’approcha et souleva la couverture. Il a fallu sortir et s’expliquer.  Sans dire un mot ma mère remis le sommier à sa place, ordonna de dérouler le fil électrique et d’aller jouer sur les fortifications ce qui mit fin à ma carrière monacale.
Je décidai alors d’exercer ma force de volonté. J’emmenai les dessert dans ma chambre et me fixai comme délai de le manger dans cinq heures au minimum. Mais les aiguilles avançaient tellement lentement, les fruits confits et la chantilly semblaient tellement appétissants…Je ne pouvais plus même s’il restait encore 2 heures et demie.J’allais voir Pétia pour lui confesser mon manque de caractère.
- Et combien de temps tu as tenu ?
- Une heure  - répondis-je, abattue.
- Eh bien ! dit-il admiratif. Tu as une sacré force de caractère. Je n’aurais même pas tenu une minute.

Alors je décidai d’oublier tout ça et de devenir monarchiste. Cet année là l’objet de l’adoration de Tatka, Igor Platonovitch nous rendait souvent visite. C’était un monarchiste pur jus. Quand il nous racontait, avec des trémolos dans la voix, et les larmes aux yeux l’histoire du tsar-martyr, son visage s’éclairait. La grand-mère hochait la tête avec compassion, maman et l’oncle Kostia se taisaient tandis que la tante Lialia engageait la discussion. Les bolchéviks qui avaient fusillé  la famille impériale étaient répugnants mais elle ne pouvait approuver le tsar.
- Il a conduit la Russie au bord de la catastrophe! disait-elle en tapant du doigt le bord de la table et s’en allait pour ne pas se fâcher avec Igor Platonovitch.
J’ignore d’où il sortait cet Igor Platonovitch, mince, toujours bien rasé, des longs doigts de pianiste. On ne savait pas non plus ce qu’il faisait. On disait qu’il passais ses soirée à rédiger  des brochures scientifiques. Sa seule joie était de parler et de parler encore avec aisance et verve, sans se tromper dans les dates, de la dynastie des Romanoff. Il connaissait par cœur leur arbre généalogique, la date de naissance des héritiers, le noms de les Grands Ducs et Grandes Duchesses. Il aimait beaucoup Alexandre II et considérait que sans monarque la Russie était perdue. Igor Platonovitch ne parlait pas du passé. Il avait peut-être été jadis un historien-savant. A Paris cela n’avait aucune importance. Pendant quelques temps il trouva du travail comme ouvrier dans le bâtiment et l’oncle Kostia lui avait envoyé quelques piques :
- Et vous, Igor Platonovitch, maintenant vous êtes un prolétaire. Il est temps de créer une nouvelle Internationale. On vous choisira comme guide et nous ferons un coup d’État. Nous ne sommes rien, soyons tout !
Igor Platonovitch se mit vraiment en colère. Et pour la première fois il haussa le ton:
- Les coups d’État et les révolutions sont organisés par des aventuriers qui rêvent du pouvoir. Leurs complices sont le lumpen et des bandes d’assassins! Que croyez-vous ? Que le travail physique nous transforme en goujats ? Ja-mais ! Nous devons porter notre croix. Et nous devons la porter sans rechigner. Votre ironie est totalement déplacée très cher Constantin Dmitrievitch !
- Mais je plaisantais, voyons, ce n’est pas sérieux ! se justifia l’oncle Kostia.
-Vous en avez de bonnes ! dit en regardant de travers Igor Platonovitch que l’on installait toujours à la place de la grand-mère.
- Comprenez, dit-il en se calmant, par notre sang et notre vocation nous appartenons à la légion honorifique de la partie pensante de l’Humanité. Même lorsque je creuse avec une pelle je ne cesse de penser. Penser ! – dit-il en ce frappant le front.
- C’est vrai, dit  hochant la tête d’un air convaincu ma mère, accourue au bruit de la dispute.
Elle s’assit à la table la tête appuyée sur ses deux poings.
- C’est exactement ce que je dis.
- Notre flambeau n’est pas éteint, il ne l’est pas, poursuivit d’un voix de tête Igor Platonovitch, encouragé par ma mère. – Notre flambeau fume, vacille, s’essouffle par manque d’oxygène mais la flamme subsiste. Elle subsiste ! Et nous devons la conserver.
- Pourquoi faire ? – demanda  tristement l’oncle Kostia qui ne plaisantait plus.
- Pour leur transmettre . – répondit Igor Platonovitch en nous montrant, moi, Petia, Tatka et Marina d’un geste large. – C’est à eux de le porter. Plus loin. Pour les générations futures. C’est évident ! Tant que l’esprit existe sur terre, la vie continue.
Maman regardait Igor Platonovitch admirative et un fol éclat brillait dans ses yeux.
C’est vers lui, vers Igor Platonovitch que je me dirigeais pour mes recherches monarchistes. La fois suivante il amena quelques cartes postales avec les portraits du tsar Nicolas II, d’Alexandra Fiodorovna, des princesses et du prince. Le petit Alexis me plut tout particulièrement.  Un sympathique petit garçon avec un col marin. Je savais que ces admirables personnes avaient été sauvagement fusillées. J’allais dans ma chambre et je pleurais à la mémoire du tsarévitch assassiné.Des rumeurs circulèrent bientôt à Paris, selon lesquelles Anastasia aurait miraculeusement échappé au massacre. Une femme se présentait comme la fille du tsar. On parlait beaucoup d’elle  et on disait même que le Grand Duc Dmitri Pavlovitch l’avait reconnue. Je me précipitais sur Igor Platonovitch :
- C’est vrai ?
Il mit sa main sur ma tête et déclara tristement :
- Ma chère petite, le temps des miracles est passé. Nous vivons à l’époque des règlements de comptes et de la barbarie. La véritable Anastasie est morte, malheureusement.
Un an plus tard il partait pour l’Amérique Latine. Il avait promis d’écrire mais visiblement il n’en n’a jamais eu l’occasion. Il s’est perdu pour toujours en Argentine ou au Brésil.Avec le temps les portraits du tsar ont jauni, sali par les mouches.  Je décollai les cartes postales du mur et j’ai oublié où je les ai rangées.
A Suivre

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