Éternels émigrés (suite)

La suite du roman d’Ariane Vassilieva

8
Conversation secrète. – Le lycée. – Souvenirs. – Le docteur Marchak

Cela s’est passé lors de ma période “couvent”. Je fus témoin involontaire d’une conversation entre ma mère et la tante Lialia. Je n’avais nullement l’intention d’écouter. Écouter aux portes, ou lire les lettres où des journaux intimes des autres était considéré comme un péché mortel.
Ce jour là je rêvais dans ma solitude allongée sur le sommier sous mon lit et j’avais du m’endormir. Quand ma mère et la tante Lialia sont entrées il était trop tard pour sortir. Je pensais qu’elles ne resteraient pas longtemps et je ne voulais pas leur révéler ma cachette. Surtout à la tante Lialia.
– Ici on peu parler, personne n’entendra.
C’était la voix de la tante.
Heureusement, elle ne se sont pas assises sur le lit mais se sont installées sur le large rebord de la fenêtre restée grande ouverte.
– Regarde, tu as vu comme c’est propre chez Natacha, elle range bien, bravo!
Ma mère avait dit, un compliment qui me remplit de joie et fit naître un sourire de contentement.
La tante changea brusquement de sujet.
– Nadia, dit elle, je ne vais pas tourner autour du pot, je te le dis tout net. Ca va peut-être te surprendre mais avec Fima nous avons décidé de vivre ensemble. Je veux qu’il vienne habiter chez nous.
Je compris que la tante Lialia et Fima avaient décidé de se marier et je m’en rejouis. Nous aimions beaucoup et il faisait presque partie de la famille. Mais ma mère répondit :
– Comment ça ? Mais il est marié.
– Oui, il est marié, – dit la tante d’une voix trop calme pour être tout à fait naturelle. – Il n’a pas l’intention de divorcer. Mais il ne peut plus vivre avec elle. Et moi… Moi… Je m’en fiche! Je suis un être vivant, je ne suis pas une momie desséchée. On a qu’une vie !
– Lialia, mais tu l’aimes ?
– Sans doute. Je ne sais pas. En tout cas il ne me répugne pas.
Elles gardèrent longtemps le silence. J’avais la jambe engourdie mais je n’osais pas bouger.
– Si tout est décidé pourquoi me demandes-tu conseil ? Qu’est-ce-que je peux dire ?
– Je ne veux pas que tu penses que je fais des compromis.
– Oui mais, c’est ce qui se passe ….
– J’en étais sûre ! – s’écria la tante. -J’étais sûre que tu dirais ça ! – et elle fondit en larmes. Sans bruit, tout doucement, comme un enfant.
Les yeux de ma mère se remplirent à leur tour de larmes et elle murmura :
– Ma chérie, excuse-moi ! Pourquoi ai-je dit ça ! Ne fais pas attention. Je ne te juge pas. Fais ce qui est le mieux pour toi. Ma petite soeur, excuse moi. Si tu te sens bien avec nous tant mieux. Et si ça ne marche pas vous vous séparerez. C’est même mieux de ne pas se marier tout de suite.
– C’est vrai ? demanda la tante. – Tu ne vas pas me le reprocher ? Nadia, c’est vrai il me plait. Quand je suis avec lui, je ne pense à rien. Avec lui tout est facile, tout est joyeux. Tu as l’habitude de compter mais je ne suis pas si économe. Je fais la brave, mais en fait… Dans trois ans il faudra à nouveau partir. Pour aller où ? errer de nouveau ? Alors que lui, si tu savais Nadia, il m’adore !
Et elles sanglotèrent toutes les deux. Je me souvenais de leur habitude de s’essuyer mutuellement les larmes du bouts des doigts et de les secouer ensuite pour faire tomber “l’eau salée”. C’est ce qu’elles devaient faire maintenant. Je les imaginais sur le rebord de la fenêtres et les entendaient renifler, se calmer puis pleurer de plus belle.
On entendit la voix de la grand-mère.
– Lialia, qu’est-ce-qui se passe ? Qui pleure ?
Effrayées elles se tairent et puis ma mère se moucha avant de répondre :
– Non, non, personne ne pleure.
– Ah bon, je croyais avoir entendu quelqu’un pleurer, dit la grand-mère en s’éloignant apparemment de l’escalier qui menait jusqu’à ma chambre. Une minute après on entendit claquer la porte de la cuisine.
Elles se remirent à parler mais cette foix plus calmement. La tante avait quand même le souffle court.
-Comprends moi, Nadia, je veux donner aux enfants une bonne éducation. Qu’est-ce-qu’ils vont apprendre dans cette misérable école communale ? Je me rends compte que je les prive d’avenir. Je n’y arriverai pas toute seule. Alors que Tatka est tellement douée… Et Pétia qui grandit sans avoir de père. C’est un petit garçon, une influence masculine est indispensable. Et lui aussi il s’en sort bien à l’école. Fima a promis d’aider. Et surtout, surtout – l’essentiel : il aime beaucoup les enfants. Et ils le lui rendent bien. Il est bon et sensible.
– Oui, c’est vrai on ne peut pas lui enlever ça, murmura ma mère.
– Dans ce cas, dit la tante Lialia, d’une voix suppliante mais sans oser poursuivre.
Brusquement tout devint silencieux, comme s’il n’y avait plus personne.
– Quoi ? demanda l’autre.
– Tu m’aideras à parler à maman ? J’ai peur d’y aller seule. Tu comprends?
– Je comprends, répondit ma mère.
– Je sais bien qu’elle ne dira rien. Mais ce sera plus facile avec toi. – la tante Lialia attendit une réponse, puis quitta le rebord de la fenêtre. – Je vais aller me laver le visage.
Ses pas résonnèrent derrière la porte puis j’entendis l’escalier grinçer. Ma mère était restée dans la chambre.
– Mon Dieu, mon Dieu, -murmura ma mère.
Elle resta encore un petit moment puis s’en alla.
Tout cela restait confus. En particulier le sort de Sonia, la fille de Fima. Elle venait souvent chez nous avec son père. Venir avec son père était une chose, venir voir son père en était une autre.
Et pourquoi avaient elles pleuré ? Est-ce-que l’on pleure quand on aime quelqu’un ? Et pourquoi Fima ne pouvait-il pas se séparer de sa femme ? Elle était pénible, et sans intérêt.
J’aurais voulu tout raconter à Pétia mais il n’était pas là. Je décidai d’aller sur les fortifications.
Une foule surexitée m’y acceuillit. Piétia et Marina racontaient à qui mieux mieux que Volodia de Lamotte, au milieu d’une partie de cache-cache, s’était allongé sur la crête du mur de fortification haut d’au moins cinq étages. Tatka sautait sur place en criant:
– Notre Volodia, oh, la, la! Notre Volodia, oh, la, la!
Tous les enfants étaient très excités et hurlaient à qui mieux mieux.
– Tu te rends compte ! Il était allongé! Et on le cherchait!, s’écria Pétia.
Je décidai de reporter ma discussion avec lui et j’essayais de convaincre les enfants de continuer à jouer et de ne pas rentrer à la maison. J’avais peur qu’en me voyant maman me regarde sévèrement et me demande : “Et maintenant dis-moi ce que tu faisais quand la tante Lialia et moi avions une conversation secrète dans ta chambre?”.
La nuit je n’arrivais pas à m’endormir et quand je me réveillais le lendemain matin assez tard, Fima avait déjà emménagé chez nous. Je l’appris de Petia qui semblait s’excuser d’être trop joyeux tandis que les adultes se conduisaient comme si de rien n’était.
Fima ne quitta pas sa femme. Il lui rendait visite et l’entretenait. Rien n’avait changé pour Sonia qui continuait de venir nous voir et qui comme d’habitude rigolait pour un oui pour un non.
Peu après la tante Lialia réussi à inscrire Pétia au prestigieux lycée parisien Janson de Sailly, tandis que Tatka allait au lycée Molière. L’oncle Kostia compta les revenus que lui apportait son taxi et décida lui aussi d’inscrire sa fille, Marina, dans un lycée.
Mais Sacha refusa catégoriquement de dépenser “les yeux de la tête” pour mon instruction malgré les efforts de ma mère. Alors la tante Lialia, sans lui demander son avis, paya pour moi. Et moi aussi j’allai au lycée.

Mais le lycée m’éloigna de Pétia. Il habitait loin, à l’autre bout de Paris. On se rencontrait rarement, seulemennt les dimanches et jours de fêtes.
En hiver,Tata, Marina et moi on choisissait un petit coin et on s’asseyait autour de ma mère, de tante Lialia et de la grand-mère pour se rappeler du passé.
Qui se souvient de la Russie? – demandait la grand-mère ?
Alors Tatka commençait à agiter les mains :
– Non, non, pas la Russie! Vous allez encore vous mettre à pleurer.
Et si l’on commençait quand même à parler de la Russie elle se bouchait les oreilles et allait ostensiblement s’asseoir à l’autre bout de la pièce.
Au début du printemps on commença a détruire les fortifications. Une longue barrière plus haute que la taille d’un homme le long des monticules. On amena des pierres pour tracer une voie étroite. Il était interdit de pénétrer sur le chantier. Mais il va de soi qu’on y passait des heures. Aussitôt que les ouvriers s’en allaient, on écartait les planches de la barrière et avec des cris de pirates on prenait d’assaut les wagonets. On pouvait y monter à 10. Les plus forts d’entre nous, c’est-à-dire Volodia de la Motte et Pierre, un garçon poil de carotte couvert de taches de rousseurs, devaient pousser le wagonnet et monter en marche.
Le wagonnet prenait lentement de la vitesse puis fonçait vers le bas dans un bruit d’enfer, de plus en plus vite. Elle montait jusqu’à la moitié du monticule suivant, s’arrêtait et commençait à redescendre.
Le jeu s’est mal terminé. Un beau jour je suis tombée et je me suis cassé le bras droit. On m’emmena affaiblie et pale voir ma mère. Tatka courrait devant en criant, Dieu seul sait pourquoi :
– Une tortue est entrée dans le bras de Natacha!. Une tortue lui est entrée dans le bras!
On appela d’urgence la tante Lialia. Elle m’emmena voir Aleksinski un chirurgien connu. En fait il y avait deux médécins russes remarquables, issus de l’émigration : Aleksinski et Marchak. Ils étaient là tous les deux pendant mon opération. Ils travaillaient toujours ensemble. Aleksinski réduit la fracture, sans anesthésie et Marchak était son assistant. Tous les faisaient des blagues, et sortaient tout un tas de boniments, admiraient mon courage. J’avais mal mais je me taisais. Je ne me sentais pas le droit de me laisser aller devant Marchak qui était très bel homme. Il avait de magnifiques yeux bleus et une crinière de cheveux blancs. Il était atteint d’un mal incurable et perdait petit à petit la sensibilité de ses membres. Marchak avait été amputé plusieurs fois et étudiait sa propre maladie de manière expérimentale.
Même amputé des deux jambes il continuait d’opérer. On lui avait fabriqué un fauteuil spécial dans lequel on l’attachait. Il réussit à sauver de nombreuses personnes. Mais il ne parvint pas à vaincre sa maladie qui n’arretait pas de progresser. Jusqu’à sa mort.

A Suivre

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