Éternels émigrés (suite)

La suite du roman d’Ariane Vassilieva

8

Un délicieux repas.- Nika.- Stalingrad.-

 

Les  Allemands avaient commencé à envoyer les juifs de France vers l’Allemagne.

Sans penser aux conséquences, le père Dimitri décida de baptiser les juifs dans notre église. On leur donnait des attestations anti-datées, c’est-à-dire datées d’avant la guerre, selon lesquelles ils étaient chrétiens orthodoxes. Les attestations étaient évidemment fausses. Il s’agissait de sauver des vies et personne ne se posaient de questions. Il fallait faire vite. Ensuite, les juifs baptisés passaient en zone libre, selon un plan et un itinéraire prévu d’avance. Je ne sais pas combien de personnes ont réussi ainsi à échapper aux chambres à gaz. Mais je pense qu’il y en a eu pas mal en un an et demi.

Un beau jour je cherchais Mère Marie. Je l’a trouvais dans son bureau debout devant sa carte en train de tracer avec des punaises la ligne du front. Je regardai par dessus son épaule et m’écriai :
- Mon Dieu, ils ont beaucoup avancé !
La Mère Marie se retourna.
- Oui, ils ont beaucoup avancé. Mais crois-tu vraiment qu’ils auront assez de forces pour s’emparer de tout ça ? – dit-elle, en montrant d’un geste large l’immense étendue de la Russie. – Ils vont s’étouffer, ils vont s’enliser. On ne peut pas envahir la Russie! Crois-moi. De toute façon ils seront vaincus.

La vie à Paris devenait de plus en plus difficile. Les gens ne se disaient plus « Bonjour » mais « Qu’est-ce que vous vendez? ». Les spéculateurs vendaient des produits avariés. Tatka avait acheté au marché noir une motte de beurre de cinq kilos à partager avec toute la famille. C’était bien du beurre. Sur le bords du moins car l’intérieur était rempli de sable.

Moi même, en revenant de chez le docteur j’avais trouvé dans un boucherie plusieurs lapins que j’avais ramené triomphalement rue de Lourmel. Sérioja s’en était aussi emparés pour préparer un festin et s’apercevoir quelques instants plus tard que les magnifiques lapins n’étaient que de vulgaires matous.
- Alors ? Il parait que nous aurons du lapin ce soir ? – demanda la Mère Marie en entrant dans la cuisine.
- Du lapin ? Regardez ça. Des chats, ce sont des chats, – lui répondit Sérioja.
- En êtes vous bien sûr? – demanda la Mère Marie.
- Et ça, qu’est-ce-que c’est ? – dit Sérioja en faisant tournoyer devant elle la queue du chat.
- Réfléchissons, – dit alors Mère Marie. – Il n’y a que celui la qui ait une queue. Les autres n’en n’ont pas. Dans le lot il n’y avait donc qu’un seul chat. Le reste, ce sont bien des lapins.
- Ce sont des lapins comme moi je suis archevêque. – dit Sérioja qui voulaient absolument faire triompher la vérité.
- Vous voulez vraiment manger ces « lapins »? – reprit-il.
La Mère Marie le regarda d’un air suppliant.
- Ce sont des lapins, Sergueï Nikolaïevitch, je vous assure, ce sont des lapins. Ne nous décevez pas. Ça fait un mois que nous ne mangeons que des navets. Je suis sûre que ce sont des lapins. Enlevez ça, – dit elle en montrant la queue, – et le tour est joué.
Après le dîner tous vinrent féliciter Sérioja assurant qu’ils n’avaient jamais mangé de lapins aussi bons. Sauf moi et Sérioja lui même qui n’en mangèrent pas un seul morceau.

Le 29 avril 1942 je me sentis mal… et le lendemain j’accouchais d’une superbe petite fille que l’on baptisa Victoria.
La tante Lilia et Tatka vinrent me voir à l’hôpital. La tante avait oublié toutes ses précédentes mises en garde et se penchait sur le berceau de sa petite-nièce.
- Tu es superbe ma petite Nika, disait-elle. Et c’est ainsi que Nika devint le diminutif de notre fille.

L’année 1943 commença sous les meilleurs augures. Les Allemands subissaient de lourdes pertes. Et en février nos espoirs furent récompensés.
Je dormais déjà quand on frappa à la porte. Sérioja alla ouvrir. La Mère Marie entra, très agitée.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Victoire! Les nôtres ont réussi à défendre Stalingrad! Dieu a entendu nos prières! Les soldats russes ont gagné!
Le lendemain le père Dimitri prononça une prière de remerciement. Il y avait autant de monde qu’à Pâques. Les gens souriaient, les yeux remplis de larmes de joie, et s’embrassaient.
Mais comme un fait exprès , les mauvaises nouvelles ne tardèrent pas. Il n’y avait plus rien à manger. J’avais peur de manquer de lait. Et notre ration de navets et de pain de maïs était nettement insuffisante.

Mais ce qui était plus grave c’était qu’après Stalingrad les Allemands étaient devenus féroces. Les rafles se multipliaient. Paris vivait dans la peur d’exécutions massives d’otages. Les Allemands avaient envahi la zone libre.

Fin février, Olga Romanova disparut. Son téléphone était muet. Mais nous n’eurent même pas le temps de nous poser des questions. Le lendemain une voiture s’arrêta devant la maison.
Ils étaient quatre. Un agent de la Gestapo, un interprète et deux soldats. Les soldats restèrent dans la voiture. L’interprète russe se mit à hurler :
- Vous planquez des youpins! Vous êtes vous même des youpins! On va vous fusiller! On va vous pendre! On va rayer de la carte ce refuge de youtres!
Ils commencèrent à fouiller la chambre de Iouri, le fils de la Mère Marie. En fait de perquisition l’interprète plongea la main dans le manteau de Iouri et en sortit une lettre. Nous savions ce que c’était. C’était la lettre d’une femme juive le remerciant de l’avoir sauvée. Iouri avait oublié de la détruire et l’avait fourré dans sa poche. L’interprète agitait la lettre sous le nez de Iouri et hurlait :
- Tu vois ça ? Tu vois ça ? Ça suffit pour te pendre ! Où est ta mère ?
Iouri ne répondait pas. Fou de rage l’interprète se tourna vers le père Dimitri :
- Où elle est la Skobtsova ?
Le père Dimitri répondit que Mère Marie s’absentait souvent pour régler les affaires de l’église et qu’elle était parfois absente plusieurs jours. L’Allemand se taisait. Il observait.
La chambre suivante était la nôtre. L’interprète s’approcha de moi. Je m’écartai.
- Qui habite là, à part vous ?
Je me taisais. Je pris ma fille dans mes bras.
- Où est le père de cette enfant ?
Je restais étonnamment calme.
- Je pourrais aussi bien vous le demander. Il ne vit plus ici. Il m’a quittée. Comme si elle voulait me venir en aide, Nika se mit à pleurer.
L’interprète ouvrit l’armoire, fouilla dans nos affaires et se tourna vers moi.
- Vos papiers !
J’ouvris un tiroir et lui tendis ma carte de séjour. Il me l’arracha des mains et sortit dans le couloir.
- Rendez-moi mes papiers !
- Vous vous présenterez demain à la Gestapo, répondit-il sans se retourner.
- Mais vous voyez bien que j’ai une fille en bas âge !
- Il y a plein de vieux dans cette asile de youpins. Quelqu’un la gardera !
Le père Dimitri s’approcha de l’Allemand et lui parla en allemand. L’agent de la Gestapo l’écoutait attentivement.
- Rendez ses papiers à cette femme, dit-il à l’interprète.
Visiblement l’Allemand n’avait que faire d’une femme avec un enfant en bas âge sur les bras. L’interprète me rendit la carte sans me regarder. Il retourna dans la chambre du père Dimitri, en ressortit presque aussitôt et échangea quelques mots avec  l’Allemand. Puis montrant Iouri du doigt :
- Tu viens avec nous, comme otage. Quand ta mère se présentera chez nous on te libérera.
Iouri regarda le père Dimitri sans rien dire, entra dans sa chambre et en ressortit presque aussitôt un manteau sur les épaules.
- Allons-y !, dit l’interprète.

Le lendemain Mère Marie se présenta à la Gestapo. On l’arrêta aussitôt. Iouri ne fut pas relâché.
Le soir l’agent de la Gestapo, l’interprète et les deux soldats revinrent.
- On vous a trahi. Un homme qui dinait ici, à la même table que vous, vous a trahi. Et il a bien fait ! – hurlait l’interprète.

Ils emmenèrent le père Dimitri et autre homme.

A suivre

 

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