Eternels émigrés (suite)

La suite du roman d’Ariane Vassiliev

 

1

 

Boris Fiodorovitch Popov n’avait jamais eu affaire à des étrangers. Il n’avait été qu’en Pologne et encore, avec un détachement de l’Armée Rouge. Gravement blessé au ventre sur les bords de la Vistule, il avait été envoyé à l’arrière et la guerre s’était terminée sans lui.
Il ne connaissait pas d’étranger, pourtant lui même n’était pas russe. Sur son passeport il était russe, mais de par ses origines il était tzigane et avait passé son jeune âge dans un campement. Pendant la guerre civile sa famille avait été décimée par le typhus et les autorités l’avaient envoyé dans un camp de rééducation pour jeunes délinquants.
Il eut de la chance. Après le camp de rééducation il put s’inscrire à l’université. Il obtint un diplôme d’ingénieur et, bien entendu, entra au Parti communiste. Il se maria et eut deux enfants.
En 1941 il dut partir à la guerre jusqu’en 1944 quand il fut gravement blessé au ventre alors qu’il combattait en Pologne.
Après la guerre on l’envoya au comité du Parti pour la ville de Briansk (à 400 km au sud-est de Moscou), où on lui demanda de s’occuper des problèmes du logement.
C’était une tache difficile et extrêmement désagréable : des scandales à n’en plus finir, des plaintes car il était parfaitement impossible d’attribuer des logements à tout le monde. Il en résultait de fréquentes tentatives de corruption. Mais Boris Popov était au dessus de tout soupçon. Il avait en plus le mérite d’entretenir d’excellentes relations tant avec ses supérieurs qu’avec ses subordonnés.
Le chef de l’entreprise de construction « Brianskstroïtrust », le camarade Mordvinov avait déclenché un tohu-bohu à propos d’une décision du président du Comité Exécutif de la ville, le camarade Strigounkov, d’occuper les maisons avant même qu’elles ne soient finies de construire. Dès qu’un étage était terminé on pouvait y envoyer de nouveaux locataires. Au début Mordvinov s’y était opposé invoquant des questions de sécurité. Mais il avait fini par accepter tant les besoins de logement étaient importants après la fin de la guerre.
Début novembre, Strigounkov convoqua Boris  Popov et lui confia une mission tout à fait inhabituelle. Deux mille émigrés qui avaient quitté la Russie au moment de la révolution, avaient décidé d’y revenir. « En haut » – Strigounkov insista sur la formule – on avait décidé d’accorder à ces « ci-devant »   des logements en priorité.
En entendant le chiffre de 2.000, Popov faillit se trouver mal. Mais il se tranquillisa quand Mordvinov précisa qu’il ne s’agissait que d’une seule famille. Les autres avaient été reparties dans d’autres villes du pays.
Toutefois Boris Popov répondit que c’était impossible car il n’y avait plus aucun appartement disponible. Stigounkov lui conseilla de voir avec Mordvinov qui dénicherait peut-être quelque chose.
Popov se rendit chez Mordvinov.
- Pas avant mars, – dit Mordvinov.
Popov lui expliqua de quoi il s’agissait. Mordvinov fut surpris.
- Et qu’est-ce qu’ils en pensent « la haut » ? – demanda-t-il.
- Il parait qu’on leur a pardonné.
- C’est curieux, – marmonna Mordvinov.
- Écoute, – ajouta-t-il, – tu m’as préparé un bon pour deux pièces rue Lénine ?
- C’est fait.
- Eh bien tu n’as qu’à leur donner.
- Et toi ?
- Je peux attendre. J’ai un toit.
Quelques jours plus tard Boris Popov se rendit à la gare pour accueillir la famille Vassiliev très curieux de voir enfin à quoi ressemblaient ces anciens « gardes blancs » ou, comme on les appelait officiellement, ces « réémigrants ».
Leur arrivée ne s’était pas passée sans mal. On les avait débarqué du train près de Soukhinichi, a plus de 160 km de Briansk, au milieu de nulle part. Après on les avait installé dans un foyer. Puis Boris Popov s’était occupé d’eux car les Vasililev avaient eu du mal à  s’y retrouver dans cette ambiance, nouvelle pour eux.
Comme il se doit Boris Popov rédigea  une note sur les Vassiliev. Elle fut extrêmement bienveillante. Comment aurait-il pu en être autrement ? André Ivanovitch Vassiliev était un homme très ordinaire et n’était nullement un m’as-tu-vu venu de l’étranger. Il n’avait pas faire la guerre du côté des Blancs pour la simple raison qu’il était gamin à cette époque la.
Sa femme était très sympathique elle aussi. Elle était jeune et mince. Elle avait l’air un peu perdu mais Boris Popov estimait que cela lui passerait avec le temps.
Popov sympathisa avec les Vassiliev. Il conseilla à Hélène Vassiliev de ne jamais mentionner que son grand-père avait été un général de l’armée du tsar.

***

Boris Popov pensait que tout était en ordre. Bien sur Hélène n’avait pas pu trouver du travail mais André avait été engagé comme chef-cuistot dans une cantine.
Boris Popov les aimait bien ces « réémigrants ». Ils étaient patients quand il fallait l’être, ils ne se plaignaient jamais  même s’ils manquaient de tout.
Popov avait fait pour eux tout ce qui était en son pouvoir mais il était persuadé que ces gens beaucoup trop confiants ne pourraient que rencontrer de sérieuses difficultés. Pour lui cela ne faisait aucun doute. Ils étaient trop confiants, crédules même, et cela lui faisait peur d’autant que c’était lui, Popov, qui avait semé et consolidé dans leur conscience cette crédulité. Par sa faute les Vassiliev avaient l’impression que tout le monde en URSS était comme Popov. Ils en étaient ravis. Cela contredisait tous les pronostics alarmistes de leurs parents ou amis restés à Paris. Popov ignorait à quel point les Vassiliev lui étaient reconnaissant. Il voyait leurs regards attendris et faisait tout son possible pour que ces gens, jadis arrachés  à leur patrie, se sentent chez eux.
Popov se sentait fautif vis à vis des Vassiliev. Il ne comprenait pas pourquoi. Mais il n’arrivait pas à se débarrasser de ce sentiment. Popov raisonnait de la manière suivante : André Vassiliev avait 40 ans passé et il recommençait sa vie à zéro. Bien sûr il avait trouvé du travail. Mais quand même : chef cuistot dans une cantine, pour un homme aussi cultivé ! Vassiliev avait quelque chose de plus que : un savoir-vivre, un charme, un style, quelque chose d’indéfinissable et qui, sans doute, était inné. Jamais Popov n’avait rencontré quelqu’un comme Vassiliev, même dans les plus hautes sphères du parti. Popov avait l’impression que le pouvoir soviétique, en chassant les gens comme Vassiliev, avait, en les perdant, perdu quelque chose. Popov ne voulait même pas y penser. Ça lui faisait peur. Il conseilla même aux Vassiliev de ne pas trop « étaler » leur culture ou leur connaissance du français. Il leur expliqua que certains pouvaient mal le prendre et se sentir humilié par leur supériorité. Popov faisait ainsi allusion à la médiocratie qui s’était enracinée dans le pays, à l’intolérance envers tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire. Lui-même n’appréciait pas cette intolérance, peut-être parce qu’il était tzigane d’origine et que l’amour de la liberté coulait dans ses veines. Mais de toute façon il étouffait dans l’atmosphère renfermée de l’après-guerre. Il avait souhaité des changements mais la guerre était finie et tout était resté comme avant. Et la vie d’avant la guerre, il la connaissait bien. Des changements inattendus pouvaient intervenir dans la vie de chacun. Il avait peur pour les Vassiliev. Jusqu’à présent tout allait bien. « On » les avait autorisé à revenir en Russie, « on » leur avait attribué un appartement. Mais « on » pouvait aussi changer d’avis.
Popov savait bien qui était ce « on » et il avait à l’égard de cette personne un sentiment ambigu. Même s’il ne faisait jamais part de ses doutes, il y avait beaucoup de choses qu’il ne comprenait pas dans le caractère du camarade Staline. Popov n’aimait pas l’emphase et il ne comprenait pas pourquoi le camarade Staline acceptait ces louanges sans fin. Il ne comprenait pas non plus ce qui s’était passé pendant la guerre. Comment les Allemands avaient-ils pu arriver jusqu’à Stalingrad pratiquement sans rencontrer de résistance ? Comment le génie tout puissant du camarade Staline avait-il pu faillir à ce point ?
Boris Popov n’osait en parler à personne. Il avait même peur en dormant de laisser échapper un doute, aussi minime soit-il, à l’adresse du camarade Staline.

A suivre

This entry was posted in Feuilleton, Inédits and tagged , , , . Bookmark the permalink.

Comments are closed.