Les mémoires d’Alexandre Ougrimov

Vorkouta


Enfin, un beau jour, quelqu’un hurle mon nom et on m’ordonne de me préparer.  Aussitôt et sans que l’on sache très bien pourquoi, la rumeur court qu’on nous envoie à Vorkouta, au delà du cercle polaire. Ce qui se révèle parfaitement exact.
Avant le départ on nous fouille et les matons en profitent pour nous voler la plupart de nos affaires. Ma valise disparait. Je reste avec un baluchon et plus d’argent du tout. Mais, fataliste, je ne m’en inquiète pas trop.
Nous voyageons dans un wagon « Stolypine ». Mon camarade d’infortune, Nikolai Fedorovitch, est tombé malade la veille du départ, mais la chance nous sourit : premiers arrivés dans le compartiment nous occupons les meilleurs couchettes, celles  du milieu. Deux prisonniers de droit commun s’attribuent celles du haut tandis qu’une dizaine de prisonniers assis côte à côte se partagent tant bien que mal  les deux du bas.
C’est un très long voyage, de 10 ou 12 jours. Difficile d’être plus précis car plus on se rapproche du cercle polaire et plus la nuit dure longtemps. Finalement, je n’ai pas réussi à compter les jours.
On nous donnait à manger du pain froid et collant, un peu de sucre en poudre et du poisson séché que je ne mangeais pas de peur d’avoir trop soif. L’eau était tellement froide  qu’on avait du mal à la boire et les soldats nous  pressaient de faire vite. Ceux qui mangeaient le poisson et buvaient beaucoup n’arrivaient plus à attendre leur tour d’aller aux toilettes . Ils se pissaient dessus et tout le monde se moquait d’eux.
Les détenus perdent toute dignité. Nous n’étions plus que des esclaves, pire – des animaux.
Les droits communs sur les banquettes supérieures, faisaient leurs petites affaires, sans trop d’agressivité. Ils nous piquèrent tout le sucre et fouillèrent dans nos affaires faisant disparaître et réapparaître divers objets. La passivité des autres détenus me surpris. Ils se résignaient tandis que certains semblaient même disposés à se conduire comme des droits communs ou à se mettre d’accord avec eux. Un intellectuel moscovite, un certain Pinus, essaya de se lier d’amitié avec l’un d’entre eux. Il s’intéressa à son cas et lui promis, en tant que juriste, de lui rédiger une plainte dès qu’on arriverait au camp.
Un jour Nikolai Fiodorovitch découvrit que  son chandail avait disparu. J’essayais d’en appeler à la conscience de chacun en déclarant qu’il était vraiment odieux de voler un homme malade et … quelque temps plus tard le chandail réapparu comme par magie.  C’était pour moi très étrange de la part de ces bandits. (…)
On arrive enfin à Vorkouta.
Il fait très froid. Très faible, Nikolaï Fiodorovitch ne peut plus marcher. Il s’appuye sur moi et sort du wagon. Mais j’étais moi aussi très faible et n’arrivais plus à le soutenir.

On se met en rang. Une dizaine de prisonniers allemands en tête. L’infirmière leur ordonne de porter Nikolaï Fiodorovitch. Ils refusent tandis que les Russes font comme si de rien n’était.  « Sales fritz, vous voulez geler sur place ! », leur lança l’infirmière en leur donnant des coups de poing dans le dos. Un soldat s’approcha. « Eh la, petite sœur, il ne faut pas battre les prisonniers ! », lui dit-il. Puis s’adressant aux Allemands : « Prenez-le et portez-le! ». Finalement deux Allemands empoignent Nikolaï Fiodorovitch, l’un par les bras, l’autre par les pieds.

 

On s’aligne devant le portail du camp de transit de Vorkouta. Des infirmiers installent Nikolai Fiodorovitch sur une civière et l’emportent  à l’infirmerie.

Quelques jours plus tard, je vais le voir. Il va mieux. Il vient à ma rencontre est me dit « merci » en s’inclinant. Je suis très gêné. Mais rassuré sur son sort.

La malchance s’était acharnée sur lui. Toute sa famille était en camp. Même sa fille d’à peine 17 ans. Nikolai Fiodorovitch fut envoyé ensuite au camp d‘Abez, pour les invalides
Dans le grand baraquement il n’y avait pas de place pour tout le monde. Certains durent s’installer par terre. Le jour de notre arrivé, le chef du camp en pelisse blanche ordonna de séparer les droits communs des politiques, que certains s’empressent de dénoncer. Ce qui était plutôt de bon augure car les droits communs étaient un véritable fléau. J’ai eu de la chance, si l’on peut dire,  d’être envoyé en camp à cette époque.  Quelques années auparavant les droits communs régnaient sur les camps avec la protection de la direction.
Mais ça n’en était pas moins très désagréable de voir certains détenus en dénoncer d’autres. (…)
Quelques jours plus tard on nous  envoie plus loin. Nous sommes une cinquantaine. Il fait nuit, mais c’est peut-être le jour. La nuit polaire en tout cas.  Il fait très froid – environ – 50°. On a l’impression d’avoir les yeux gelés.
Notre destination finale est une mine de charbon au delà du cercle polaire.

On nous emmène au dispensaire. Il y fait chaud et c’est propre. On nous met en quarantaine pendant deux semaines. Puis on nous conduit au dortoir ou chacun s’installe comme il peut. Ensuite c’est le réfectoire où ça sent le choux. Il n’y a plus de places. Certains mangent debout. Les gardiens nous pressent : « Allez, plus vite, les mineurs arrivent! ».

Les voila, en effet. Noirs de charbon, les cabans déchirés, des bouts de ficelle ou de courroies en guise de ceintures, raides de froids, exténués mais féroces et prêts à se venger sur le premier venu de ce qu’ils viennent de subir dans cette mine… où l’on m’enverra sans doute dans quelques jours. Comment l’éviter ? Certains ne s’en préoccupent pas mais d’autres essayent de trouver le moyen d’y échapper. L’adjoint du chef du camp « pour la vie quotidienne », le pompobyt 1, jauge les uns et les autres du regard et en paroles.

Finalement je réussis à éviter la mine.

A suivre

  1. du russe pomochnik – aide po-bytu – pour la vie quotidienne.
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